BLUESCRAPPERS au Blues Corner à Versailles le 12 octobre 2018.
Reportage: Alain AJ-Blues – rédacteur en chef adjoint (Paris-Move)
Photos de BLUESCRAPPERS: © Alain AJ-Blues
“A cette époque, au début du siècle dernier, le blues classique était presque exclusivement féminin et urbain, le blues country était rural et dominé par les hommes. Des artistes tels Papa Charlie Jackson et Daddy Stovepipe furent parmi les premiers musiciens ruraux à enregistrer au début des années 20. Mais commercialement parlant, le blues ne démarra pas avant l’arrivée de deux artistes de rue aveugles, Blind Lemon Jefferson et Blind Blake. Charley Patton eut une vie qui contribua à élaborer le mythe du Bluesman. Il buvait comme un trou, courait les filles, se bagarrait souvent, jusqu’à se faire trancher la gorge un soir. Après avoir servi dans l’armée durant la première guerre mondiale, ce qui lui fit voir du pays, Big Bill Broonzy eut un retour difficile aux champs de coton et à la vie de métayer. Il échangea son violon contre une guitare, apprenant beaucoup en trainant avec un vieux de la vieille, Papa Charlie Jackson et un autre gaillard, Tampa Red. Avec Broonzy, Tampa Red, Memphis Minnie, le guitariste Scrapper Blackwell et le pianiste Leroy Carr, le blues urbain déménageait. Les conditions de vie et de travail étaient rudes dans le Mississipi, de quoi nourrir amplement l’inspiration des auteurs compositeurs. La musique permettait aux Noirs d’oublier les travaux des champs, la précarité de leurs logements et les préjudices raciaux qu’ils subissaient presque chaque fois qu’ils croisaient un Blanc.
Au début des années 30, l’apport de nombreux autres chanteurs et guitaristes du Delta, Bukka White et Big Joe Williams notamment, fut également crucial. Ils incarnèrent avec les bluesmen du Texas, Blind Willie Johnson, Texas Alexander, Lead Belly, et ceux de la côte Est, Barbecue Bob, Blind Willie McTell et Blind Boy Fuller, la période du blues country la plus créative.
En dépit de leur immense talent, aucun de ces artistes ne marqua l’histoire comme Robert Johnson, chanteur et guitariste malingre aux mains incroyablement grandes, dont certains disaient qu’l avait gagné sa virtuosité à la guitare après avoir vendu son âme au diable.
L’histoire du Blues dans les années 40 est celle d’un peuple et d’une musique en mutation. Les années de guerre ont créé des situations sans précédent pour les Afro-Américains. L’exode entre 1940 et 1960, des milliers d’entre eux avaient entrepris le voyage vers le Nord en dépit des difficultés, y compris des incidents racistes presque aussi épouvantables que ceux qu’ils fuyaient.
Dès le milieu des années 30, des musiciens de Jazz se mirent à expérimenter la guitare électrique, qui multipliait les choix de tons et de textures. Aaron T-Bone Walker commença à en jouer vers la fin des années 30, avec un son doux, très complexe. Mais c’est à un jeune émigré du Mississipi, du nom de McKinley Morganfield, Muddy Waters pour les intimes, que revint d’électrifier le blues country et de lui accorder ainsi un sursis dans le contexte de Chicago…”
Ce sont quelques lignes puisées dans mon livre de chevet “Martin Scorsese présente le Blues” et que je souhaitais offrir aux lecteurs de PARIS-MOVE avant de vous présenter de “live report” des BLUESCRAPPERS au Blues Corner à Versailles.
En ce 12 octobre 2018, nous pourrions rêver, errant quelques part sur les rives du Mississippi entre Vicksburg et Memphis. Mais nous sommes au Blues Corner, à Versailles, conviés par le duo Bluescrappers pour un voyage initiatique au coeur de l’Amérique profonde des années 1920 à 1950.
Avec les Bluescrappers nous allons revivre l’histoire, celle d’un passé toujours présent dans la mémoire collective, l’histoire des légendes, l’histoire des pionniers du Blues.
Le chanteur et harmoniciste Alain Lignereux est à l’origine du projet Bluescrappers, formé en 2016, pour lequel il s’est associé au talentueux guitariste chilien Fagu Blues, installé depuis quelques années à Paris. C’est leur passion commune pour le blues qui les réunit.
Au-delà des grands classiques, ils font le choix de mettre en valeur des titres méconnus du grand public, au sein d’un riche répertoire allant du Delta Blues en passant par le Ragtime Blues, le Country Blues, le Gospel Blues et le Mississipi Hill Country Blues. Leur interprétation reste fidèle au style des années 1930 à 1950 et respecte l’intensité et la charge émotive des chansons de l’époque. Ainsi, Bluescrappers met à l’honneur les instruments acoustiques tels que la guitare folk, dobro, cigar box, stomp box, l’harmonica et la voix.
Le nom du duo, Bluescrappers, rend hommage au grand guitariste et chanteur de Blues Scrapper Blackwell, associé au pianiste et chanteur Leroy Carr, auteur de ‘How Long Blues’ (1928) et de ‘Blues Before Sunrise’ (1931).
Alain Lignereux a un parcours atypique, comprenant ces 35 dernières années de nombreux projets musicaux. Il débute dans la rue et le métro… Ensuite il participe à plusieurs formations Blues et autres styles proches, groupes avec lesquels il écumera bars et petites salles à Paris, en Ile de France et en province, avec notamment des lieux mythiques comme le New Morning, le Front Page, le St Louis Blues, le One Way, l’Hôtel du Nord, l’Utopia et bien d’autres encore.
Au fil de son parcours, il joue et participe à des jams avec de très grands musiciens de Blues comme le regretté Luther Allison, puis avec son fils Bernard, dont il fera la première partie de l’un de ses concerts en 1996.
Il joue également avec l’excellent guitariste et chanteur de Blues Alain Berkes, puis au début des années 2000 avec les musiciens afro-américains Corey Harris et Eric Bibb.
Entre 2011 et 2016, il partage la scène à plusieurs reprises avec le musicien et surtout incontournable musicologue américain David Evans de l’université de Memphis Tennessee, lorsque celui-ci se produisait encore à Paris.
Depuis ces 20 dernières années, Alain exerce comme musicien enseignant dans différentes structures de types associatives comme l’école de musique Crescendo à Vitry-sur-Seine où il anime des ateliers d’éveil musical pour les jeunes enfants.
Fagu est guitariste et compositeur chilien. C’est à Santiago du Chili qu’il s’approche pour la première fois du Blues grâce à des musiciens connus de la scène locale, avec qui il se lance dans le Chicago Blues à la guitare électrique.
Suite à son installation en France, Fagu se plonge dans l’étude des racines du Blues et de la musique afro-américaine, notamment le Delta Blues, le Ragtime et les origines du Jazz, cette fois à la guitare acoustique.
Avec sa maîtrise hors pair du fingerpicking et du bottleneck, son style met en valeur la syncope convaincante du Ragtime et la rudesse du Delta Blues. En résulte une performance émouvante et intense à la guitare folk, cigar box ou dobro, qui reste fidèle au style des grands guitaristes du Mississipi de l’entre-deux-guerres.
En tant que compositeur et interprète solo, Fagu fusionne la chanson populaire latino-américaine et brésilienne avec le Blues traditionnel et africain.
Petit rappel, le Blues Corner a ouvert ses portes en février de cette année avec à l’affiche pour ce premier concert Peter Nathanson et Nina Van Horn. En mai dernier le groupe Jerry T. & The Black Alligators, promis à un bel avenir dans ce monde du Blues, nous a offert un concert exceptionnel. Disons le, ces deux premières soirées à Versailles étaient explosives.
Avant de laisser place au concert de ce soir, celui des Bluescrappers, je vais être franc car je me suis dit: “Est-ce le bon choix pour faire venir le public, de proposer pour cette troisième soirée au Blues Corner ce duo Bluescrappers, quasiment inconnu, et qui, de plus, reprend un répertoire destiné à un public averti, ou du moins à un public de passionnés. Vous savez tous, hélas, ce que disent les nouvelles générations… le Blues est une musique de vieux, ce n’est pas pour nous!”
Après coup, mes doutes se sont dissipés et ce choix s’est avéré judicieux, car même si la salle n’était pas comble, les gens se sont déplacés en nombre, pour une soirée qui fut une vraie réussite. Les Bluescrappers nous ont totalement conquis, et ce durant deux longs sets. Quelle belle, quelle sacrée découverte nous avons faite ce soir là!
Je l’avoue, j’adore ce Blues au plus proche de ses origines, car aujourd’hui encore c’est celui qui me procure les plus fortes sensations et toujours autant d’intenses émotions. Je vais faire en sorte de rester impartial pour écrire ce reportage, à moins que je ne puisse dompter cette plume éprise de liberté qui court toute seule et batifole là haut dans l’éden des bluesmen au plus près de toutes ses mains noires grattant leurs guitares.
C’est donc parti pour un premier set très roots, avec ces titres ‘Frisco Whistle Blues’, écrit en 1927 par le chanteur guitariste Ed Bell né en Alabama en 1925, et ‘Pony Blues’, écrit et enregistré en 1929 par Charley Patton, né en 1891 dans le Mississipi et considéré comme le père de Delta Blues. D’emblée, la voix d’Alain Lignereux rappelle celles de ces vieux bluesmen et en fait ressortir tous les démons. Dès le début de ce premier set les Bluescrappers nous prennent aux tripes et l’émotion traverse toute la salle.
Je ne citerai pas tous les titres joués durant la soirée, car il y en a eu 23, mais je vais tout de même vous citer ‘Ragged and Dirty’, une vieille chanson populaire perdue dans l’ère du temps, enregistrée et improvisée par de nombreux artistes de cette époque, dont la version de 1942 par William Brown (né à Clarksdale, dans le Mississipi, en 1900) semble être la plus connue.
Il existe une version plus ancienne, datant de 1926, dont le titre est ‘Broke and Hungry’, car les paroles sont similaires, enregistrée par le texan Blind Lemon Jefferson, né en 1893.
‘Untrue Blues’ est un titre de 1937 de Blind Boy Fuller, né en Caroline du Nord en 1904 ou 1907 selon les sources. Détesté de la seconde épouse de son père, cette dernière le vitriole et le rend aveugle, d’où ce surnom qui lui fut accolé.
‘Walking Blues’ ou Walkin’ Blues, fut écrit en 1930 par Edward James House Jr, plus connu sous le nom de Son House, né en 1902 à Riverton dans le Mississipi (bien que une fois encore, l’état civil peut jouer des tours) car Son House lui même a déclaré être né en 1886. Robert Johnson et Muddy Waters ont également adapté ce titre pour en faire leurs propres versions.
Dans la liste des titres joués ce soir par les Bluescrappers, citons encore ‘Poor Black Mattie’ de RL Burnside, né en 1926 dans le Mississipi, ainsi que ce standard ‘Come on in my Kitchen’, écrit en 1936 par Robert Johnson, né en 1911 et décédé en 1938.
Alain Lignereux conjugue l’humour pour communier avec le public et il nous expliquera, concernant cette chanson, que ce n’était pas pour faire de la cuisine, mais plutôt “le cul dans la farine”.
Je citerai également une vielle chanson au thème folklorique remontant à l’époque de l’esclavage dont il est quasiment impossible d’en citer l’auteur exact, ni le titre d’ailleurs, tant parfois sont impénétrables ces racines du Blues et leurs émergences, dont s’est inspiré Big Joe Williams en 1935 pour écrire et enregistrer ce titre ‘Baby Please Don’t Go’.
Durant ce premier set – et il en sera de même pour le second -, les deux musiciens de Bluescrappers nous ont totalement scotchés. Alain Lignereux excelle de son jeu à l’harmonica et sa voix prend au tripes, et Fagu Blues, il faut absolument le voir et l’entendre jouer pour réellement se rendre compte du guitariste hors pair qu’il est. De plus, il utilise une pédale Stomp Box, instrument de percussion, petite boite en bois placée sous le pied, permettant de reproduire un son et une rythmique similaire à celui d’une grosse caisse.
Que ce soit à la guitare, au dobro ou cigar box, expert du fingerpicking, avec en plus cette particularité de jouer avec 3 onglets aux doigts, pouce, index et majeur, que ce soit classique ou en slide, je vous l’assure, vous restez sur votre derrière tant il étonne par la fluidité et la maîtrise de son jeu.
Placé devant lui, j’ai longtemps fixé ses mains et ses doigts, je l’ai regardé jouer, fasciné, bouche bée, j’étais comme un gamin devant un magicien.
Je profiterai de cette pose entre deux sets pour aller prendre l’air en extérieur et partager quelques moments précieux d’échange et d’amitié partagée avec Alain et Fagu. Inutile de vous dire de quoi nous avons discuté, la question ne se pose pas, car la réponse est évidente…
Durant ce deuxième set, les deux complices de Bluescrappers nous offriront quelques perles de rosée bleutées, quelques raretés dans une pluie de Blues. A commencer par ce titre, dont l’intro où harmonica et guitare subliment, ‘Big Fat Mama’, morceau que l’on peut attribuer à Tommy Johnson, né en 1896, près de Terry au Mississipi.
Arrêtons nous aussi un instant sur ce titre, ‘Blues Before Sunrise’, du guitariste Scrapper Blackwell, de son vrai nom Francis Hillman Blackwell, né à Syracuse en Caroline du Nord le 21 février 1903. Il était connu entre 1930 et 1935 pour sa collaboration avec le pianiste Leroy Carr. Mais en 1935, suite au décès de Leroy Carr, il abandonna la musique pendant plus de 20 ans, refesant surface à la fin des années 50 pour mener une nouvelle carrière.
Cette petite présentation de Scrapper Blackwell s’imposait tout naturellement car Alain et Fagu ont pris ce nom de Bluescrappers pour leur duo en hommage à ce guitariste de Blues.
Dans la set list de cette seconde partie de concert il y a également ‘High Water Everywhere’, un superbe titre enregistré en 1929, un titre de Charley Patton (déjà cité dans le premier set) qui a pour thème le fameux déluge du Mississippi en 1927 et ses conséquences pour les habitants du Delta, en particulier des mauvais traitements infligés au afro-américains.
Tout en applaudissant les prouesses d’Alain à l’harmonica et celles de Fagu aux différents instruments à cordes, c’est quasiment religieusement que nous écoutons, que nous vivons les titres qui suivent… ‘Bukka’s Jitterbug Swing’ de Bukka White, né Booker T. Washington White en 1909 à Houston, ‘Nobody’s Fault But Mine’ enregistré en 1927 par Blind Willie Johnson, une chanson maintes fois reprises par différents artistes, dont Led Zeppelin en 1975.
Pendant presque deux heures de concert, onze titres ont été joué durant le premier set et nous arrivons au dixième pour clôturer ce deuxième set. La fin du concert approche… mais nous n’allons pas en rester là, nous frappons dans nos mains à l’unisson, nous en redemandons encore et encore!
Les deux artistes reviennent sur scène, accompagnés par une ovation méritée. Alain sollicite le public: “cette fois-ci vous allez chanter avec moi, car vous connaissez tous le refrain de Sweet Home Chicago”, ce que nous ferons tous en choeur, bien sûr.
Nous aurons même droit à un deuxième titre en rappel, ‘Mean Ol’ Frisco’ de Arthur ‘Big Boy’ Crudup, né en 1905 à Forest dans le Mississipi, connu pour être l’auteur du premier succès d’Elvis Presley en 1954, ‘That’s All Right Mama.
Une nouvelle fois, nous avons passé une soirée exceptionnelle au Blues Corner à Versailles. Avec les Bluescrappers, cette fois. Il est rare aujourd’hui de découvrir des musiciens qui font revivre toutes ces légendes du Blues, des musiciens si proches de ces bluesmen d’antan comme le sont Alain Lignereux et Fagu Blues.
Après ce concert, durant deux jours, j’ai fouillé sur le net, j’ai dépoussiéré une partie de mes vieux albums, des CD et des compilations de certains artistes cités dans ce reportage, et d’autres encore, pour retrouver les musiques d’origine de cette époque. Ce qui m’a permis également de suivre l’évolution du Blues en écoutant les différentes reprises de nombreux titres au fil des décennies. Tout cela pour me rendre compte de l’investissement, du temps passé, du travail et du talent de Alain et Fagu. En effet, dans la majorité des titres repris par ce duo des Bluescrappers, l’harmonica n’est pas présent. Alain a donc dû l’adapter, tout comme Fagu a dû s’investir pour conserver l’authenticité et l’âme de cette musique dite du diable. Alors, Alain et Fagu, même si vos couvre-chefs font de l’ombre pour les photos, je vous dis “Chapeaux les artistes!”. Vous méritez amplement de jouer non seulement dans ces ‘petits’ festivals de Blues qui font le bonheur du public dans l’hexagone, mais aussi, je vous le souhaite de tout coeur, dans ces grands festivals où les formations comme la vôtre sont trop souvent oubliées, voire écartées.
Une fois encore, un énorme merci à Jean-Philippe Lalande, Jean-Mi Parent et toute l’équipe du Blues Corner pour leur accueil, leur gentillesse et leur investissement pour que vive le Blues sur cette belle scène versaillaise.
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