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Kaiho de Jussi Reijonen: musique de la mémoire, du silence et de l’héritage partagé.
Nous avions déjà retenu l’attention portée à la première étape de ce projet live, Sayr: Salt – First. Avec Kaiho, paru au début du mois de janvier, Jussi Reijonen ne propose pas tant une suite qu’un approfondissement: une œuvre plus intime, plus intériorisée, et plus audacieuse encore dans ses ambitions poétiques et narratives. Si Sayr posait le décor, Kaiho s’y installe, prenant le temps d’écouter ce que le sol lui-même a à dire.
Guitariste et spécialiste du oud, Reijonen entraîne cette fois l’auditeur dans un univers sonore fortement marqué par des résonances celtiques. L’album évoque immanquablement certains concerts entendus il y a longtemps en Écosse, où des instrumentistes empruntaient des chemins similaires, quoique souvent de manière plus brute et plus explicitement folk. L’approche de Reijonen s’en distingue: plus raffinée, plus architecturée, mais tout aussi profondément ancrée dans la tradition orale.
La culture celte, d’ailleurs, relève moins d’un style que d’une continuité. Historiquement, ses musiciens et troubadours étaient des conteurs: des observateurs de leur temps, des passeurs de mémoire collective. C’est dans cette filiation que s’inscrit le travail de Reijonen. Mais le fil celtique n’est pas seul. À l’écoute attentive, affleurent des inflexions andalouses: des tournures modales, des suspensions rythmiques, une certaine manière de laisser respirer la mélodie. Cette musique n’affiche pas ses influences; elle invite l’auditeur à tendre l’oreille, à se laisser porter vers la rêverie, les songes, et peut-être vers les mythes à demi oubliés des peuples de la mer.
Pour comprendre comment ces éléments si divers cohabitent avec une telle évidence, il faut revenir au point de départ du parcours de Reijonen:
«Né à Rovaniemi, petite ville située sur le cercle polaire arctique en Laponie finlandaise, ayant grandi en Finlande, en Jordanie, en Tanzanie, à Oman et au Liban, et ayant passé une grande partie de sa vie adulte aux États-Unis, Jussi Reijonen a vécu une existence imprégnée des sons, des images, des parfums et des nuances des esthétiques et des expressions nordiques, arabes, est-africaines et nord-américaines, qui se reflètent toutes dans son travail créatif de compositeur, d’improvisateur et d’interprète.»
En un sens, tout est déjà là. Kaiho est une musique du voyage, mais sans le moindre exotisme de façade. Elle est l’œuvre d’un voyageur attentif, qui écoute avant de parler. La musique de Reijonen se construit dans le détail: chaque note compte, tout comme les silences qui l’entourent. À cet égard, sa sensibilité rappelle celle de compositeurs tels que Monteverdi ou Purcell, maîtres dans l’art de faire du silence non pas une absence, mais un moyen d’intensifier ce qui suit.
La musique devient ici un exercice de conscience et d’intention. Rien ne semble laissé au hasard. Reijonen, à la fois compositeur et improvisateur, paraît aussi attentif au rythme du monde qu’à la vie intérieure des êtres humains. Ses pièces sollicitent la même disponibilité que les œuvres d’un musée: elles demandent à être abordées pour ce qu’elles sont, comme des expressions d’une valeur humaine partagée, au-delà des frontières culturelles.
Il s’agit ici d’art autant que de musique. Kaiho se déploie comme une expérience contemplative, presque zen, une musique qui porte les stigmates d’un monde désenchanté tout en restant discrètement habitée par l’espoir. Elle semble à la fois enracinée dans la terre et suspendue dans l’air, volontairement insaisissable. On en vient à se demander si ces pièces pourraient réellement être reproduites hors de cet enregistrement, tant elles paraissent liées à l’instant de leur émergence.
Cette intimité suggère une longue gestation intellectuelle et émotionnelle, une lente distillation plutôt qu’un jaillissement spontané. À l’heure où notre époque est de plus en plus dominée par la vitesse, la saturation et l’excès numérique, Reijonen propose tout autre chose: une musique qui résiste à la consommation immédiate et invite, au contraire, à la réflexion.
Il existe de nombreuses formes de musique dignes d’admiration. Celle-ci appartient à celles qui nous façonnent dans la durée, à la manière des livres essentiels, non en nous submergeant, mais en accompagnant silencieusement notre pensée, longtemps après que la dernière note s’est éteinte.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 24th 2025
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Musician: Jussi Reijonen
Track Listing:
1. halla 28:35
2. fes 10:47
3. vielä 02:52
4. halla: pihka [excerpt] 04:06
5. halla: suisto [excerpt] 06:56
loci and imagines by Jussi Reijonen
Steel-string acoustic guitar and Arabic ‘ud by Jussi Reijonen
Recorded live in concert at Black Box Hall, Musiikkitalo, Helsinki, Finland, September 19th, 2025 by Olli Ovaskainen
Concert produced by Anna Huuskonen-Kuhlefelt
Concert lighting by Sirje Ruohtula
Visual concept, photography and videography by Ville Tanttu
Artwork concept, layout and design by Jussi Reijonen
Mixed and mastered at Bacqué Recording, Roselle NJ, United States by Luis Bacqué
Recording produced by Jussi Reijonen
