Vision String Quartet – In the Fields (FR review)

ACT music - January 31, 2026 - CD / LP / digital
Classique, Jazz
Vision String Quartet - In the Fields

Il existe des albums qui invitent à l’écoute, et d’autres qui exigent une véritable fouille, des œuvres qui ressemblent moins à de simples enregistrements qu’à des couches de sédiments attendant d’être délicatement dégagées, patiemment, par l’imagination de l’auditeur. Le nouvel opus du Vision String Quartet appartient sans conteste à cette seconde catégorie: un site musical où histoire, folklore, modernité et instinct créatif convergent avec une précision presque archéologique.

À première vue, on pourrait penser que l’album s’adresse principalement aux amateurs de musique classique ou aux passionnés de certaines traditions folkloriques. Et c’est sans doute en partie vrai. ACT, après tout, est un label réputé pour s’aventurer, volontairement, presque avec provocation, bien au-delà des rives du jazz traditionnel, explorant des territoires où motifs roms, codes rythmiques classiques et idiomes folkloriques paneuropéens se mêlent sans contrainte. Mais décrire ce disque uniquement par son public potentiel reviendrait à ignorer le contexte culturel plus large dans lequel il s’inscrit. Nous vivons dans une époque où les frontières stylistiques se dissolvent comme de vieilles frontières sur une carte; le quatuor s’avance dans cette dissolution avec l’assurance d’artistes qui voient dans cette liberté non un risque, mais un droit naturel.

L’album se présente comme une suite de tableaux sonores, chacun taillé avec la minutie d’un artefact qu’on exhume après des siècles de silence. On pourrait y voir une sorte de fresque symphonique en format chambriste, dont la palette semble emprunter aux époques les plus anciennes, tout en conservant une cohésion étonnamment moderne. L’interaction du groupe est tendue, lumineuse, presque télépathique. Les œuvres suivent une logique interne si précise, si implacablement cohérente, que la musique atteint ce paradoxe rare: une ampleur romantique alliée à une vigueur acérée. C’est le genre de disque capable de saisir l’oreille la plus distraite qui viendrait à s’aventurer dans l’orbite sonore du Vision String Quartet.

Une grande partie de cette cohérence architecturale découle du modèle principal de l’album : le Quatuor à cordes n°4 de Béla Bartók, en cinq mouvements. Pour les membres du quatuor, Bartók est plus qu’une influence: c’est une voix tutélaire, une boussole spirituelle, le premier explorateur qui, dit-on, partit « sur le terrain » glaner sons, rythmes et cadences dans les villages et les plaines d’Europe. «Nous avons été contaminés par sa fascination pour ce qui est à la fois familier et inconnu», expliquent-ils, invitant l’auditeur à les suivre dans les chambres souterraines de cette musique où les rythmes ancestraux résonnent comme des empreintes figées dans l’argile.

Bartók, ce maître longtemps redouté et vénéré par des générations d’étudiants des conservatoires européens, a conçu une œuvre d’une complexité narrative folle, doublée d’une élégance farouche. Il n’aurait certainement pas écrit les parties de violon et d’alto telles qu’on les entend ici; c’est là que le quatuor affirme clairement sa signature, apposant son empreinte sur la partition. Pourtant, dans l’ossature rythmique, dans l’évolution du souffle interne de chaque mouvement, on retrouve une parenté indéniable avec l’architecture bartókienne. Par instants, des parfums de répertoires espagnols ou argentins des XIXe et XXe siècles traversent le tableau, comme si la musique avait momentanément débouché sur une cour ensoleillée avant de replonger dans des espaces plus sombres, plus hantés, de l’Europe centrale.

On pourrait avancer que la pièce intitulée «String Quartet No.4, 2nd Movement, Percussive Dimensions» constitue le sommet de cette excavation sonore: un carrefour où se rencontrent la grammaire contemporaine de la musique classique et l’expression folk mondiale, une transgression esthétique comme on les aime, un rappel de la raison d’être même de la musique. Et si l’on suit attentivement la logique des enchaînements de l’album, au moment où surgit le cinquième mouvement, on se retrouve face à une œuvre sans doute plus saisissante, plus visionnaire, que bien des propositions des compositeurs européens depuis le début du XXe siècle.

Il convient ici d’ouvrir une digression, une digression sur ACT. À une époque où l’industrie du disque classique se contracte et où le monde du jazz semble parfois craindre sa propre audace, ACT persiste à occuper ce no man’s land entre les traditions. Son catalogue regorge d’artistes qui refusent les lignes imposées, qui abordent le genre non comme une boîte mais comme une constellation. ACT est devenu, à sa manière, un refuge pour des projets comme celui-ci, des albums qui, en d’autres temps, auraient trouvé naturellement leur place chez Harmonia Mundi ou chez d’autres maisons gardiennes des répertoires aventureux. Aujourd’hui, c’est ACT qui maintient vivante cette frontière fragile.

Revenons à la musique: on observe ici le même phénomène que chez les artistes de jazz les plus inventifs d’aujourd’hui. Cette dialectique entre passé et présent, ce respect instinctif de l’histoire allié à une envie de réinvention. Le quatuor assume pleinement un passé classique, Bartók, Ravel, Dvořák, mais le refracte à travers une vision contemporaine, lui offrant mystère, angles nouveaux et une intelligence émotionnelle résolument moderne. À un moment donné, on se demande même si mentionner ces influences est encore utile: les œuvres se tiennent d’elles-mêmes, puissamment. Lorsque le cinquième mouvement surgit, une sorte de chevauchée mythique, c’est comme si un cavalier ancien apparaissait soudain dans une clairière, non pour rejouer le passé, mais pour le revendiquer de nouveau.

Ce que le quatuor accomplit ici n’est pas une simple adaptation, mais une véritable réécriture: une reconfiguration du canon héritée qui lui redonne urgence, étrangeté et son pouvoir originel d’émerveillement. Ils traitent la tradition classique non comme un musée immobile, mais comme un terrain vivant, encore capable de livrer de nouveaux artefacts, de nouvelles vérités, pour peu qu’on creuse assez profondément.

Avant tout, cet album est une expérience sonore, avant même d’être une expérience artistique ; un minerai rare extrait d’une veine que peu d’ensembles contemporains osent encore explorer. Il nous rappelle que les frontières entre genres sont poreuses, que l’histoire musicale n’est pas une ligne droite mais un paysage de chemins enfouis attendant d’être redécouverts. Et surtout, dans une époque dominée par la vitesse, les chiffres et la consommation immédiate, il affirme qu’il reste une place, et même une nécessité, pour des œuvres qui résistent à la simplification et récompensent l’écoute patiente.

Si le Vision String Quartet fouille le passé, c’est pour mieux éclairer le présent. Et si ACT leur offre cette plateforme, c’est parce que l’avenir de la musique dépend peut-être de cette audace-là, cette volonté de dépasser les frontières, d’effacer les catégories, et de rappeler que l’art véritable survit précisément là où l’on ose encore explorer.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, December 8th 2025

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Website

Musicians :
Florian Willeitner: violin
Daniel Stoll: violin
Leonard Disselhorst: cello
Sander Stuart: viola

Guests :
Joel Lyssarides: piano (#1, 3, 6, 7, 9, 14)
Mahan Mirarab: guitar (#11, 12)
Bernhard Schimpelsberger: percussion (#4, 10)

Tracklisting :
Kopanitsa
String Quartet in F Major, 2nd Movement
Ravel Reloaded
String Quartet No.4, 2nd Movement, Percussive Dimensions
String Quartet No.4, 3rd Movement
Lydian Rose
Grimasch Om Morgonen
String Quartet No.13, 3rd Movement
Dvorak reloaded
String Quartet No.4, 4th Movement, Percussive Dimensions
Raindance
Convalescence
String Quartet No.4, 5th Movement
Skymning

Recorded between 7–12 October 2024 and 29–30 October 2024 at Studio.1, BR Franken, Nürnberg
Produced by vision string quartet
Executive producer for BR: Beate Sampson
Recording producer, engineer, editing, mixing: Christian Jaeger
Recording and editing technician: Tatjana Schewtschenko
Piano tuner: Theo Kretzschmar
Mastered by Christoph Stickel, Vienna

The ACT Agency presents:
vision string quartet live 2025/26
01.12. Düsseldorf, Tonhalle
02.12. Coesfeld, Konzerttheater
06.12. Bensheim, Parktheater
10.12. Berlin, Philharmonie
08.01. Hamburg, Elbphilharmonie
11.01. Seon (CH), Reformierte Kirche
24.01. Lauenau, Sägewerk
25.01. Bremen, Hochschule für Künste
27.01. Oslo (NO), Gamle Logen
28.01. Bergen (NO), Grieg Heritage Hotel
08.02. Gent (BE), De Bijloke
14.02. Berlin, Zitadelle Spandau
24.02. Hamburg, Elbphilharmonie
27.02. Aschaffenburg, Stadttheater
01.03. Aachen, Krönungssaal
04.03. Düsseldorf, Tonhalle
06.03. St. Gallen (CH), Tonhalle
08.03. Zürich (CH), Tonhalle
05.04. London (UK), Wigmore Hall