| Jazz |
Lorsque Viktoria Tolstoy publia Letters to Herbie en 2011, l’album avait tout d’une révélation, de ces œuvres rares, à la fois minutieusement façonnées et portées par une légèreté intérieure qui semble les faire flotter d’elles-mêmes. Je me souviens de cette première écoute comme d’un premier jour de neige: lumineux, délicat, silencieusement saisissant. Les albums suivants n’ont jamais tout à fait retrouvé ce même éclat, bien qu’ils soient restés agréables, souvent admirables. Mais ce nouveau projet ,Who We Are, prévu pour janvier, me laisse une impression d’étrangeté, une sorte de vide intérieur, le genre de sensation qui vous pousse à réécouter un titre non par plaisir, mais parce que rien n’est vraiment resté en mémoire.
Et pourtant, tout, sur le papier, annonçait un disque prometteur. «Viktoria Tolstoy et le pianiste/claviériste Jacob Karlzon collaborent et sont amis depuis près de trente ans», lit-on dans le communiqué. «Lorsqu’ils intitulent leur album Who We Are, ce n’est donc pas un choix anodin: c’est une déclaration. Une sorte d’autoportrait musical fondé sur une confiance mutuelle et des décennies de complicité artistique.»
Sur le papier, cela ressemble au prologue d’un tournant majeur, une distillation d’identité, un moment de vérité.
Mais certains tournants ne mènent pas à une révélation, plutôt à des zones intermédiaires, des pièces entre deux portes, des couloirs indécis. C’est précisément l’impression que laisse l’album: celle d’une œuvre de transition, une chrysalide artistique dont le papillon ne s’est pas encore formé.
Dès le premier titre, une construction électro-jazz, le malaise s’installe. La voix de Tolstoy, naturellement lumineuse, dotée d’un timbre qui n’a jamais eu besoin d’artifice, se retrouve noyée sous des effets numériques qui semblent la dissoudre, presque molécule par molécule. Au lieu de créer de la modernité ou de la tension, ce traitement affaiblit le cœur émotionnel de son phrasé. Les claviers, quant à eux, évoquent des textures proches de la pop-électro des années 1980, sans que l’esthétique soit vraiment assumée. Cela ressemble à un geste vers la nostalgie, mais sans le courage de l’habiter. Je n’ai pas pu aller au bout. Je suis passé au morceau suivant.
Le second titre offre une rupture nette avec le retour au piano acoustique de Karlzon, limpide, posé, introspectif. Tolstoy, libérée du brouillard électronique, retrouve son élégance habituelle. Mais la composition elle-même, malgré sa finesse, manque d’urgence. C’est beau, c’est soigné, mais émotionnellement immobile, comme une photographie de paysage qui appellerait du mouvement. Dans l’espoir de trouver une émotion plus franche, j’ai sauté vers «Who We Are», le morceau-titre, espérant y sentir enfin le cœur conceptuel du projet.
Mais ce cœur ne bat jamais vraiment.
La monotonie, douce, flottante, faussement poétique, s’étire. Rien n’est mal fait, tout est parfaitement exécuté, et pourtant rien ne saisit. La musique semble hésiter entre un minimalisme jazz introspectif et une fine couche électronique qui, au lieu d’approfondir le propos, l’amenuise. À mi-chemin, les effets reviennent, discrets, mais perturbants, comme ajoutés pour combler un vide que le morceau lui-même laisserait béant.
Les titres se suivent, l’ennui s’accumule. Quelques pistes plus loin, on retombe dans cette zone électro-jazz indécise, cette fois plus affirmée mais toujours inaboutie. Si le duo s’était lancé pleinement, avec une architecture électronique réelle, des strates rythmiques, un paysage sonore consistant, l’expérience aurait peut-être fonctionné. Mais ici l’électro flotte comme une brume: elle crée une ambiance, mais pas une direction.
Au sixième titre, j’ai arrêté, non par agacement mais par une fatigue perplexe. Avant d’écrire ces lignes, j’ai réécouté ces six titres plusieurs fois, déterminé à y trouver un point d’appui, une émotion, un geste convaincant. Je n’ai rien trouvé.
Reste alors l’impression d’un album de transition, un disque que les fans les plus dédiés comprendront peut-être mieux que moi. Tolstoy et Karlzon demeurent des artistes formidables; leur partenariat a produit de très belles choses au fil des ans. Mais même les artistes les plus doués doivent parfois traverser des vallées entre deux sommets. Who We Areressemble à l’une de ces vallées: introspective, hésitante, exploratoire, mais au final inachevée.
Techniquement, l’album souffre de deux défauts principaux. D’abord, le choix d’appliquer des effets à la voix de Tolstoy, un instrument naturellement riche, qui se suffit à lui-même, affaiblit sa capacité expressive au lieu de la renforcer. Ensuite, l’orientation électro-jazz n’est qu’à moitié assumée. Il aurait fallu soit un ensemble complet, une écriture électronique ambitieuse, quelque chose de dense, de construit; soit rester dans la clarté acoustique qui fait leur force. En cherchant un compromis, les deux directions perdent de leur impact.
Et pourtant, malgré tout, je respecte l’intention. L’évolution artistique n’est jamais un chemin droit. Elle ressemble davantage à une suite de détours, d’hésitations, d’expérimentations qui échouent avant d’enseigner. Cet album, je le pressens, sera perçu plus tard comme une étape nécessaire, un document de transition plutôt qu’un aboutissement.
Pour ma part, Who We Are s’effacera rapidement de ma mémoire. Mais je salue le geste, le risque, la volonté d’oser. L’art est une route ingrate, et tous les kilomètres ne sont pas faits pour éblouir. Certains ne servent qu’à mener ailleurs.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 6th 2025
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Musicians:
Viktoria Tolstoy: vocals
Jacob Karlzon: piano, keyboards, programming
Tracking list :
01 Satellites (Jacob Karlzon) 05:02
02 Who We Are (Karlzon) 06:05
03 And So It Goes (Billy Joel) 03:54
04 Cloud on My Tongue (Tori Amos) 04:33
05 The Great Escape (Karlzon) 05:09
06 Off-White (Karlzon) 07:30
07 Trigger Warning (Karlzon) 05:50
08 Stay (Karlzon) 05:28
09 Fallen Empire (Karlzon) 05:41
10 Let There Be Love (Karlzon) 05:40
11 True Love Waits (Radiohead) 04:26
Recorded at Musikaliska Kvarteret, Stockholm, August 25 & 26, 2025, by Lars Nilsson
Additional recordings at ChassRoom
Mixed and mastered at Nilento Studio by Lars Nilsson
Nilento team: Lars Nilsson, Michael Dalvid, and Jenny Nilsson
Produced by Jacob Karlzon & Lars Nilsson
Jacob Karlzon is a Steinway Artist
Cover art by Katja Strunz
The ACT Agency presents: Viktoria Tolstoy & Jacob Karlzon live 2026
20.02. Gothenburg (SE) Playhouse
21.03. Dötlingen (DE) Kultur hinterm Feld
22.03. Kassel (DE) Jazzfrühling, Theaterstübchen
24.04. Essen (DE) Jazz & so @ Schmitz, Marienforum
25.04. Minden (DE) Jazz Club Minden
27.06. Neuhardenberg (DE) Sänger*innentreffen, Schlosspark
15.10. Odense (DK) Dexter
14.11. Herdecke (DE) Werner Richard, Dr. Carl Dörken Stiftung
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