| Jazz |
Il existe des artistes avec lesquels on grandit sans même s’en rendre compte, des musiciens dont l’œuvre devient une sorte de chronique silencieuse du temps qui passe. Pour moi, le Søren Bebe Trio fait partie de ces compagnons rares. Je me souviens les avoir découverts dans un modeste club de jazz il y a plus de dix ans, à une époque où la scène européenne cherchait à redéfinir son identité entre tradition et expérimentation. Depuis, les années ont filé, et le trio s’est une nouvelle fois hissé au-delà de ses propres accomplissements. Je l’avoue volontiers: ils demeurent l’un de mes ensembles européens préférés, un groupe qui marie jazz, héritage classique et improvisation avec une retenue raffinée, façonnée par l’ampleur de leurs sensibilités culturelles.
Ce qui distingue ce trio n’est pas seulement l’élégance de son jeu, mais la clarté intellectuelle avec laquelle il façonne sa musique. Leurs compositions flirtent souvent avec la complexité, mesures irrégulières, harmonies en mouvement constant, longues arches mélodiques, et pourtant, ils parviennent à rendre ces architectures invitantes plutôt qu’austères. On serait tenté de les nommer les héritiers légitimes de l’Esbjörn Svensson Trio (E.S.T.), mais une telle comparaison risquerait de sous-estimer la nuance profondément romantique qui colore leur travail, cette chaleur poétique qui adoucit même leurs explorations les plus rigoureuses.
Pour comprendre la vitalité de leur nouvel album, Gratitude, il faut le replacer dans le renouveau plus large du jazz scandinave. Ce mois de janvier offre un nouveau rappel de la vigueur et de la diversité étonnantes du jazz nordique. Le trio s’inscrit dans une longue lignée d’innovateurs, Michael Wollny, Jon Johansson, Nils Landgren, Jacob Karlzon, et bien d’autres encore qui pourraient remplir à eux seuls une encyclopédie. Une grande part de cette effervescence s’explique par l’excellence des systèmes éducatifs de la région, qui demeurent parmi les meilleurs au monde. L’Allemagne, de son côté, joue un rôle essentiel en tant que relais culturel, avec son abondance de salles et de festivals de jazz de grande qualité. Ensemble, ils forment un écosystème créatif qui continue de façonner, et parfois de redéfinir, la trajectoire du jazz européen contemporain.
À l’écoute de Gratitude, on perçoit une immédiateté qui évoque irrésistiblement un album live. Et pourtant, il s’agit bien d’un enregistrement en studio. Cette illusion provient de deux éléments. Le premier: les années de complicité qui ont permis au trio d’élaborer un langage artistique commun, les faisant respirer comme un seul organisme. Le second: une prise de son tout simplement exceptionnelle. L’ingénierie capture tout, jusqu’au plus léger frottement de balais sur la caisse claire, avec une clarté presque intime, comme si l’auditeur se tenait au centre même de leur cercle. Musicalement, l’album demeure fidèle à l’esthétique établie du trio: lyrique, mesurée, traversée de cette lueur nordique si caractéristique du jazz scandinave. Pourtant, de nouvelles teintes apparaissent subtilement, nourries par les récentes inspirations de Bebe, notamment Mette Henriette, Mats Eilertsen et Harmen Fraanje. Ces influences enrichissent la palette du trio sans jamais en altérer l’essence.
Le Søren Bebe Trio est depuis longtemps célébré à l’international: London Jazz Festival, SXSW aux États-Unis, Hong Kong Jazz Festival, Jarasum Jazz Festival en Corée du Sud… Pour accompagner la sortie de Gratitude, le trio entamera une vaste tournée européenne, avec des dates prévues au Danemark, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en France et en Roumanie. Leur site web, indiqué en fin d’article, en donnera tous les détails.
Comme pour les meilleurs albums, celui-ci semble presque trop court. Je me surprends à le réécouter encore et encore, guettant les détails qui ne se révèlent qu’avec le temps: l’usage exquis du silence, les micro-gestes qui transforment l’arrangement en art, ces nuances furtives qui font d’une composition une œuvre durable. Dans ce domaine, le trio n’a pas d’égal. Il soigne chaque son, chaque phrase, chaque respiration avec une profondeur, une générosité et une humanité que l’on rencontre rarement dans le jazz contemporain.
Gratitude n’est pas un album comme les autres. C’est, à bien des égards, un geste d’offrande, un cadeau façonné avec délicatesse et tendu à l’auditeur. Et c’est peut-être là ce qui rend le Søren Bebe Trio si essentiel aujourd’hui: sa capacité à créer une musique à la fois profondément personnelle et discrètement universelle.
Dans un paysage jazzistique de plus en plus fragmenté, leur travail rappelle que la beauté, la subtilité et la vérité émotionnelle comptent encore. Et si le passé peut servir de guide, cet album ne satisfera pas seulement les fidèles de longue date: il ouvrira la porte à une nouvelle génération d’auditeurs, marquant une étape supplémentaire dans l’évolution tranquille et continue d’un trio qui, jusque-là, n’a jamais cessé de grandir.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 4th 2025
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Musicians:
Søren Bebe | Piano
Kasper Tagel | Bass
Knut Finsrud | Drums
Track Listing:
- Frostblad 4:24
- Good Enough 3:53
- Tystrup Sø 5:00
- A Much Simpler Song 5:01
- And So It Goes 4:46
- Silent Listener 3:43
- Chico 3:39
- Throw It Away 4:43
- Gratitude 3:57
Total playing time 39:03
All songs composed by Søren Bebe except ‘And So It Goes’ by Billy Joel & ‘Throw It Away’ by Abbey Lincoln
Background info/ Liner Notes:
Produced by Søren Bebe
Recorded on 4 & 5 April 2025 by August Wanngren at The V-Recording, Denmark
Piano tuning by Christian Laub
Mixed by August Wanngren at Virkeligheden, Copenhagen, Denmark
Mastered by John Fomsgaard at KarmaCrew, Møn, Denmark
Artwork by Veselic&Veselic, Serbia
Label & Distribution: From Out Here Music / Soren Bebe Music