John Clay – About Time (FR review)

Clay Tone Music – Street date : January 23, 2025
Jazz
John Clay – About Time

Il existe des albums qui arrivent discrètement, presque avec modestie, ne demandant qu’à être écoutés. Et puis il y en a d’autres qui s’imposent avec l’assurance d’une histoire vécue, des enregistrements qui ressemblent moins à des nouveautés qu’à des chapitres redécouverts d’une conversation musicale en cours. About Time, le nouveau projet initié par le batteur John Clay, lui-même vétéran de multiples scènes et sessions tardives, appartient résolument à la seconde catégorie. Il rayonne d’un éclat post-bop, poli mais jamais clinquant, comme du laiton patiné par des décennies de mains et de nuits de musique.

Clay fait partie de ces musiciens dont le parcours ressemble à une carte migratoire de l’histoire du jazz. Dire qu’il a joué avec Jimmy Raney, Michael Moore, Chuck Israel, Dennis Irwin, Jimmy Rowles, Don Friedman, Steve Kuhn, Teddy Wilson, Jaki Byard, Harold Mabern ou Steve Adelson n’est qu’un début. Ses collaborations s’étendent à Bernie Williams, Gil Parris, Tim Armacost, David Janeway, Sarah Cion, Harvie S, Will Lee, Mike Stern, Steve LaSpina, Guilherme Franco, Don Alias, Gerry Niewood, Billy Martin, Lew Soloff, Nelson Rangell, Cliff Korman, Enrique Haneine, et bien d’autres encore, dont les noms gravitent dans les constellations du jazz moderne. Ce ne sont pas seulement des crédits, mais la preuve d’un musicien qui a su écouter profondément, s’adapter avec fluidité, et contribuer silencieusement à plusieurs ères de cette musique.

Ainsi, quand About Time déploie ses premières mesures, il le fait avec cette chaleur granuleuse propre aux clubs new-yorkais, incrustée dans chaque note. On l’entend dans l’air léger des cymbales, dans les phrasés conversationnels entre les instruments, dans cette illusion subtile qu’au loin, hors champ microphonique, verres et chuchotements s’entremêlent: «écoute ça». Et puis il y a la voix de Ruby Pucillo, souple, mesurée, lumineuse dans le grave, presque aérienne dans l’aigu. Une présence qui ne domine pas l’ensemble mais l’illumine de l’intérieur. S’il fallait une ultime preuve du pouvoir de conviction de l’album, elle la fournit sans effort.

Ce qui frappe d’emblée, c’est que About Time ne contient aucune composition originale. À une époque où l’originalité se confond trop souvent avec la nouveauté, Clay défend un autre point de vue: l’interprétation, lorsqu’elle est réfléchie, sophistiquée, profondément vécue, peut être tout aussi audacieuse. La richesse de l’album réside dans ses arrangements, dans l’art des interprètes, et dans son choix de répertoire. Il s’ouvre sur une pièce scintillante de Fred Hersch, un équilibre délicat d’introspection et d’élan qui dessine la charpente émotionnelle du projet. Suivent Wayne Shorter, Billy Drummond, Alan Pasqua et Chick Corea — non pas comme des artefacts de musée, mais comme des textes vivants à travers lesquels l’ensemble de Clay s’exprime avec clarté et affection.

L’idée de l’album est née lors d’une série de performances avec le pianiste Enrique Haneine, dont l’interaction spontanée et captivante a laissé une empreinte durable sur Clay. «Je voulais immortaliser nos conversations musicales», explique-t-il. «Jouer avec Enrique m’a offert certains des plus beaux moments musicaux de ma vie.» On imagine facilement ces moments: des lignes qui se croisent, des harmonies qui s’ouvrent comme des fenêtres, des idées rythmiques échangées avec l’intimité de confidences nocturnes.

Mais à mesure que Clay façonnait l’album, choisissant les pièces, en dessinant les contours, en écoutant sa logique émotionnelle, le projet a pris de l’ampleur. Ce qui devait être un trio est devenu quelque chose de plus large, plus texturé, plus ambitieux. Des cuivres se sont ajoutés, ainsi que des voix. Clay recherchait des musiciens dont la sensibilité serait non seulement compatible mais résonante, comme s’ils avaient été destinés à jouer ensemble.

Il a découvert le bassiste Sean Conly après l’avoir entendu aux côtés de Richie Morales. Conly l’a convaincu immédiatement: à la fois solidement ancré et mélodiquement aventureux, capable de passer d’un jazz classique à des explorations avant-gardistes sans jamais perdre son fil. Ses lignes de basse ne soutiennent pas seulement l’ensemble: elles l’animent, glissant sous les mélodies comme un courant souterrain.

Puis vient le trompettiste Shunzo Ohno, dont la carrière impressionnante inclut Art Blakey, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Gil Evans et Buster Williams. Ohno apporte une forme d’énergie calme, un mélange paradoxal de feu et de retenue. Son phrasé, riche en nuances, porte la marque d’un musicien qui a absorbé plusieurs époques du jazz et les a distillées en un langage personnel, authentique et d’une grande clarté émotionnelle.

Le saxophoniste Matt Garrison, aussi à l’aise au ténor qu’au soprano, impose une maturité qui transparaît à chaque note. Son son, ample, posé, façonné avec la précision d’un calligraphe, dégage une limpidité mélodique qui évoque moins l’improvisation que le récit.

Dans About Time, on sent ce que chacun apporte: des fragments d’histoires personnelles, des échos de mentors disparus, des chapitres entiers de l’histoire non écrite du jazz. L’interaction semble vécue, comme si le groupe jouait ensemble depuis des années et non pour une seule session. Un titre comme «Dubai», complexe et architectural, témoigne de cette discipline et de cette inventivité collective. Il ne fait pas qu’impressionner: il invite à admirer la construction même de la pièce, le travail, l’écoute, la patience derrière chaque mesure.

Le travail sonore mérite lui aussi d’être salué. L’enregistrement possède une qualité tactile, une intimité dans la réverbération de la pièce, une ampleur dans l’espace stéréo, qui rend la musique immédiate et enveloppante. Les percussions sont chaleureuses sans être douces, les cuivres présents sans être intrusifs, et le piano conserve une attaque légèrement percussive qui garde l’ensemble honnête.

About Time est à bien des égards un album exigeant, pour les musiciens comme pour l’auditeur. Il récompense l’attention et se refuse à l’écoute distraite. C’est un disque qui demande qu’on s’y attarde, qu’on en habite les nuances, qu’on en suive les détours. Les auditeurs passionnés, ceux qui savourent les arrangements autant que l’improvisation, y trouveront un festin de détails et un niveau de savoir-faire rare.

Il est peu courant de saluer un album qui ne propose aucune pièce originale. Mais ici, l’absence d’originaux devient une force. Clay et ses partenaires traitent chaque composition non comme un objet à préserver mais comme une matière vivante à réimaginer. Le résultat est un enregistrement à la fois respectueux et audacieux, ancré dans la tradition mais indéniablement contemporain.

C’est peut-être là le triomphe discret de l’album. About Time n’est pas seulement un hommage aux compositeurs qu’il célèbre, mais un manifeste pour John Clay lui-même, une carrière fondée sur la sensibilité, la précision, la curiosité, et une foi inébranlable dans le dialogue musical. C’est à la fois une synthèse, une réflexion, et un renouveau. Un rappel que certains artistes donnent le meilleur d’eux-mêmes non en cherchant à être entendus, mais en écoutant d’abord, puis en offrant, en retour, quelque chose de lumineux.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 21st 2025

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Website

Musicians :
John Clay, drums
Shunzo Ohno, trumpet and flugelhorn
Matt Garrison, tenor and soprano saxophone
Enrique Haneine, acoustic piano
Sean Conly, acoustic bass
Ruby Pucillo, vocals (3, 6)

Track Listing

  1. A Lark (Fred Hersch)
  2. Humpty Dumpty (Chick Corea)
  3. Alice In Wonderland (Sammy Fain/ Bob Hilliard)
  4. Rio (Wayne Shorter)
  5. Dubai (Billy Drummond)
  6. Highway 14 (Alan Pasqua)
  7. Stella By Starlight (Victor Young/ Ned Washington – Arrangement by Shunzo Ohno)
  8. Prelude to Spring (Improv by Enrique Haneine)
  9. You Must believe in Spring (Michel Legrand)
  10. My New Friend Old Friend (Alan Pasqua)