| Jazz |
Un voyage sonore à travers la lumière et le silence de l’Égée
Il existe des albums qui ne se contentent pas de se jouer, ils se déploient comme un souvenir. Ils glissent dans la conscience et réveillent quelque chose d’ancien, d’indéfinissable. Inside the Island, le nouveau disque de Quadro Nuevo, appartient à cette rare catégorie de musiques qui ressemblent moins à un enregistrement qu’à un voyage, un voyage intérieur qui s’élargit peu à peu jusqu’à toucher l’horizon.
Pour ceux qui ont beaucoup voyagé depuis l’adolescence, il reste toujours des fragments indélébiles: l’écho d’un rire dans une rue d’été, l’odeur d’un plat qui s’échappe d’une fenêtre ouverte, un enfant jouant avec un ballon dans la poussière, la lumière qui se reflète sur les pierres. Inside the Island rassemble tout cela, les sons, les silences, les traces des lieux aimés ou perdus, et les transforme en un langage de mélodies et de sensations.
C’est avant tout une invitation à voyager sans bouger. L’album évoque la lumière du matin sur une terrasse face à la mer, le cri des mouettes suspendu dans l’air salin, le lent déploiement d’un jour que l’on voudrait voir durer toujours.
Là où les vagues sculptent le silence
Même son histoire de création semble déjà poétique: «Né sur l’île grecque de Samos, là où les vagues, la lumière et le soleil sculptent le paysage, où les villages anciens se blottissent dans les collines et où le kafenion reste un lieu de rencontre pour les âmes, les quatre musiciens se sont retirés pour créer une musique aux parfums de citron, de romarin sauvage et de douce mélancolie du Sud.»
Il y a dans ce retrait quelque chose de sacré, le refus de courir après le bruit du monde. Loin des touristes et des clichés de carte postale, Quadro Nuevo a cherché autre chose: le silence vibrant du réel, la simplicité qui laisse la vie respirer. Leur quête n’est pas celle de la perfection, mais de l’essence. Et lorsqu’ils s’arrêtent quelque part, on sent qu’ils y déposent une trace, une empreinte dans le temps.
En les écoutant, on se surprend à murmurer: «J’y étais.»
Chaque note, chaque pause, porte en elle une géographie d’émotions, la mémoire de l’écume, la densité du crépuscule, la nostalgie d’un lieu qui n’existe peut-être que dans l’esprit de l’auditeur.
La géographie du son
Ce que Quadro Nuevo accomplit ici relève moins de la virtuosité que de l’art de l’évocation. Leurs arrangements se déploient comme une lumière de cinéma. Ils jouent avec l’ombre et la clarté, à la manière d’un chef opérateur qui façonne la profondeur d’une scène sans jamais se mettre en avant.
L’album s’ouvre sur des tonalités venues d’Europe de l’Est, un écho lointain de lamentations tziganes et de danses balkaniques, avant de dériver vers des eaux plus chaudes. Bientôt, on se retrouve ailleurs: peut-être sur une île grecque, peut-être à Jersey au cœur de l’été. La géographie reste volontairement floue. Cette musique ne dit pas où vous êtes, elle vous invite simplement à être là, où que ce soit.
C’est là le génie discret du jazz lorsqu’il est traité avec une telle finesse: il devient sans frontière. Inside the Island ressemble à une carte postale venue d’un lieu inconnu, mais qui sent étrangement familier, le sel, le temps, la maison.
And Will Be — la promesse du mouvement
Avec le guitariste Philipp Schiepek, auteur de trois compositions originales, le disque prend une profondeur nouvelle. Sa pièce «And Will Be» capte l’essence de l’immensité, cette impression de mouvement immobile, ce paradoxe de la mer: toujours changeante, jamais différente.
Dans «And Will Be», la mélodie devient mémoire, et la mémoire devient mouvement. On dirait que la musique converse avec son propre passé tout en avançant vers l’avenir. Le résultat est ouvert, en quête, infini. Pendant quelques minutes, le son devient une architecture du devenir, une manière de raconter des histoires impossibles à écrire, mais profondément vécues.
Une conversation intemporelle
Des albums comme celui-ci sont rares. Plus rares encore sont ceux qui retiennent l’attention non par le spectaculaire, mais par la profondeur, par ce déploiement patient qui récompense l’écoute et la présence.
À mi-parcours de Inside the Island, il y a un moment où le saxophone semble parler en prose plutôt qu’en notes. La musique devient alors littérature, non parce qu’elle raconte, mais parce qu’elle fait naître un récit à l’intérieur de l’auditeur. Voilà la marque d’un véritable art: quand chaque morceau n’est pas seulement composé, mais composé de sens.
Même la succession des titres semble intelligente, presque narrative. L’album prend son temps, et vous devez en faire autant. L’histoire ne s’achève qu’au moment où le dernier son s’efface — ce silence-là, celui qui reste, est un silence gagné.
L’art de la simplicité
Ce qui émeut le plus dans Inside the Island, c’est sans doute son humilité. Malgré sa sophistication, il demeure un hommage à la simplicité, à une vie en accord avec le monde plutôt qu’en lutte contre lui. C’est une musique qui respire, qui se souvient, qui pardonne.
Peut-être inspiré par la Grèce antique, sans doute nourri par des années de voyages et d’observations, Quadro Nuevo a créé un album qui semble suspendu hors du temps. L’écouter, c’est consentir à la lumière, au vent marin, au battement lent de l’existence.
Et lorsque les dernières notes s’effacent, ce n’est pas l’absence qui demeure, mais la présence, cette révélation silencieuse que l’île n’est pas un lieu. Elle est en vous.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 19th 2025
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Musicians:
Mulo Francel | tenor sax, clarinet, mandoline, whistle
Andreas Hinterseher | accordion, bandoneon, vibrandoneon
Philipp Schiepek | acoustic guitar Didi Lowka | double bass
Track Listing:
Song For My Bazanaki
The Great Wide Open
Tango to Evora – To Tango Tis Nefelis
Focus Light
And Will Be
Inside the Island
Sea of Stories
Sleepy Sheeps
The Path
Island Skydance
Personal Hero
