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Nous avons certes reçu cet album plus tard que prévu, mais au fond, ce retard semble presque approprié. Certains disques arrivent exactement au moment où ils doivent l’être, en silence, sans tapage, prêts à se dévoiler à ceux qui savent vraiment écouter. Et si vous avez des amis passionnés de basse, ou admiratifs des musiciens capables de réinventer les possibilités expressives de leur instrument, cet album pourrait bien être le cadeau le plus réfléchi que vous puissiez leur offrir.
Dès les premières mesures, il apparaît clairement que Rich Brown n’a aucune intention de reproduire l’habituel ou le confortable. Rich navigue entre une basse électrique six cordes et une basse semi-acoustique fretless quatre cordes avec la facilité de quelqu’un qui a passé une vie entière à repousser les limites de son instrument. Brown n’est pas seulement un bassiste: c’est un cartographe du son, qui explore de nouveaux territoires tout en redéfinissant ce qu’un album centré sur la basse peut réellement devenir.
NYAEBA, sa dernière création, est à la fois conceptuelle et profondément personnelle. Conçu comme le récit musical d’un griot imaginaire voyageant à travers le monde et revenant chez lui pour raconter son odyssée, l’album est entièrement écrit et interprété à la basse, un choix audacieux qui le distingue immédiatement. Une telle idée aurait pu sombrer sous le poids de sa propre ambition, mais Brown ancre solidement le récit dans la mélodie et la cohérence émotionnelle. Sa technique, aussi prodigieuse soit-elle, ne prend jamais le pas sur l’intention. L’histoire demeure toujours au premier plan.
La structure même de l’album est une forme de voyage. Il s’ouvre sur une introduction d’inspiration africaine, riche en nuances et en résonances ancestrales, avant de décoller vers d’autres géographies musicales. Les transitions sont fluides, presque cinématographiques. Un instant, l’auditeur se trouve immergé dans des traditions rythmiques terriennes ; l’instant d’après, il est emporté dans des espaces harmoniques lumineux où la beauté du son, son grain, sa chaleur, sa retenue mélodique, passe au premier plan. Brown a choisi ses collaborateurs avec une évidente pertinence : chaque musicien invité semble essentiel, comme si l’arc narratif de l’album perdrait de sa cohésion sans sa présence.
Il y a aussi dans ce projet une dimension agréablement rétro. À une époque où les loopers et les séquenceurs sont devenus quasi invisibles dans la production studio, Brown a délibérément choisi de s’en passer. Chaque morceau est construit à partir de plusieurs prises enregistrées à la main, soigneusement superposées. Le résultat est saisissant: un album à la fois expansif et intime, poli mais vivant, moderne mais enraciné dans la tradition du récit musical.
Mais ce qui surprend le plus, c’est la variété émotionnelle du disque. Difficile de ne pas y percevoir l’esprit du Zawinul Syndicate, sa dimension planétaire, son ouverture aux paysages sonores hybrides. Pourtant, Brown suit une voie plus directe, plus personnelle encore. Comparé à Richard Bona, un autre virtuose qui traverse avec aisance les frontières musicales, Brown exprime une forme de pureté: une sincérité dépouillée, non vernie, qui tient moins de la performance que de la révélation. Sa voix créatrice est indéniablement la sienne.
Le défi, naturellement, consiste à concevoir un album entièrement construit autour de la basse sans lasser l’auditeur. Brown réussit ce pari. Après quelques titres, on cesse d’entendre «un album de basse» pour entrer dans un monde: des environnements changeants, des textures lointaines, le bourdonnement de paysages imaginaires. L’instrument disparaît dans sa propre fonction narrative. Cette réussite repose sur plusieurs décennies de collaboration avec certains des artistes les plus singuliers de notre époque, Rudresh Mahanthappa (dont le groupe Samdhi a travaillé avec Brown), Carol Welsman, Jane Siberry, Glenn Lewis, Dapp Theory, Steve Coleman & 5 Elements, James «Blood» Ulmer, Vernon Reid, Andy Narell, Bruce Cockburn, Marc Jordan, Kim Mitchell, David Clayton-Thomas, et tant d’autres. Leur influence ne domine pas, mais résonne en douceur sous la surface, comme les chapitres antérieurs d’une même histoire.
Le dernier titre de l’album, un hommage à Alice Coltrane intitulé «Turiyasangitananda», porte une résonance spirituelle à la fois respectueuse et profondément personnelle. Ce titre, qui signifie «le Chant suprême de la félicité du Seigneur transcendantal», indique clairement le fondement méditatif de l’œuvre. Brown a décrit ce morceau comme un geste de gratitude, pour la paix intérieure que la méditation lui a apportée, et pour la clarté qu’elle insuffle à sa musique. À l’écoute, on perçoit le poids de cette gratitude: une sérénité lumineuse, une sorte de rayonnement doux qui persiste bien après la fin de la piste.
Comme tous les voyages marquants, celui-ci s’achève trop vite. Les paysages défilent rapidement; on aimerait les retenir, mais le récit continue d’avancer, porté par l’élan de la basse. Et lorsque l’album vous libère enfin, un sentiment de manque s’installe. Ce n’est pas un disque facile, loin de là. Il exige de l’attention, de la patience, et une disposition à en embrasser la complexité. Mais cette exigence constitue précisément sa force. La musique de Rich Brown récompense non seulement l’écoute, mais la réécoute. À chaque retour, elle dévoile de nouveaux détails, de nouvelles textures, de nouveaux liens, des découvertes discrètes qui vous attendaient depuis le début.
Dans une époque gouvernée par la gratification immédiate, NYAEBA nous rappelle que certaines histoires se déploient lentement, délibérément, et avec intention. Et que, parfois, les voyages les plus surprenants commencent avec un seul instrument, placé entre les mains de quelqu’un qui refuse d’en accepter les limites.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 19th 2025
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Musician : Rich Brown, bass
Recorded at The Escape Corner – Toronto, Ontario, Canada
Engineered by Elmer Ferrer
Mixed by Elmer Ferrer
Mastered by Harry Hess – HBOMB Mastering
Producer – Rich Brown & Elmer Ferrer
Executive Producer – Michael Janisch
Photography by Dimitri Lewis
Album Artwork and Graphic Design by Brian Hanlon, OGMedia Group
