Ellen Rowe Quartet – Vinton’s Cove (FR review)

Smokin’ Sleddog Records - Street date : November 21, 2025
Jazz
Ellen Rowe Quartet - Vinton's Cove

À une époque où une grande partie du monde du jazz s’efforce de réinventer son langage, textures électroniques, croisements de genres, suites conceptuelles, discours politiques, le Ellen Rowe Quartet publie un album qui semble, volontairement ou non, revenir à un territoire plus sûr. Vinton’s Cove est un disque d’une grande élégance, conçu avec minutie et animé d’une sincérité indéniable, mais qui évolue dans un idiome rarement prêt à bousculer son propre confort esthétique. On se trouve face à une œuvre qu’il faut admirer, peut-être même chérir, mais qui ne cherche pas forcément à être interrogée. Cette tension entre la maîtrise et le conservatisme, entre le raffinement et une certaine aversion au risque, constitue le cœur esthétique du projet.

Rowe, pianiste d’une grande finesse, ouvre l’album avec une palette de voicings gracieux et un phrasé qui ne se presse jamais. Son jeu est posé, jamais ostentatoire, et toujours attentif à l’équilibre de l’ensemble. Mais c’est justement là que surgit un problème: la musique semble parfois trop polie, trop parfaitement tenue. Or, même dans ses formes les plus lyriques et introspectives, le jazz a besoin que ses surfaces soient un peu bousculées, que l’imprévu vienne fissurer l’apparente continuité du discours. Ici, ces moments de rupture sont rares. L’album maintient une atmosphère sereine, soigneusement contrôlée, indéniablement agréable, mais parfois proche du prévisible.

Rien n’illustre mieux cette question que le choix d’inclure «Both Sides Now» de Joni Mitchell, un morceau tellement surexposé qu’il en devient presque impossible à aborder sans une certaine appréhension critique. Le problème n’est pas seulement que la chanson a été trop jouée: elle a été sur-sentimentalisée, interprétée avec des intensités théâtrales souvent maladroites, écrasée par des orchestrations qui gomment toute ambiguïté. Le choix de Rowe de la revisiter est donc audacieux, mais peut-être pas pour les bonnes raisons: non pas parce qu’elle tenterait d’en repousser les limites, mais parce qu’elle s’attaque à une œuvre trop chargée de son propre passé.

Son arrangement, reconnaissons-le, est magnifique. Il évite les clichés, contourne les écueils du pathos, redonne à la mélodie une forme de dignité. Et pourtant, une question demeure : que révèle cette version que d’autres n’auraient pas déjà tenté d’exprimer? Quelle lecture nouvelle propose-t-elle réellement? Si Rowe parvient à sauver la poésie du morceau, elle n’en modifie pas pour autant le paysage interprétatif. C’est une superbe relecture d’un thème qui, peut-être, n’avait plus vraiment besoin d’être sauvé. La qualité de l’interprétation ne fait que mettre en lumière les limites du choix de répertoire.

Le jeu d’ensemble du quartet incarne les mêmes paradoxes. Rowe s’entoure de musiciens qui incarnent parfaitement sa philosophie: la cohésion plutôt que la bravoure, la clarté plutôt que l’expérimentation, l’interaction réfléchie plutôt que la combustion spontanée. Leur entente est admirable, mais parfois un peu trop fluide. On aurait aimé, çà et là, une friction authentique, un passage où l’un ou l’autre s’écarte du cadre, un geste imprévu qui ferait vaciller la structure. Au lieu de cela, les solos, intelligemment construits, défilent sans véritable sentiment de découverte.

Ces choix esthétiques reflètent en partie le parcours professionnel de Rowe. Professeure émérite à l’Université du Michigan, ancienne élève de la Eastman School auprès de Rayburn Wright et Bill Dobbins, elle incarne une tradition de jazz façonnée par une rigueur universitaire. Cette école a produit des musiciens extraordinaires, exigeants, conceptuels, techniquement irréprochables, mais elle comporte aussi ses écueils: une cohérence intellectuelle qui peut remplacer l’audace émotionnelle, une clarté technique qui tend à lisser ce désordre vivant qui donne au jazz sa force. Les compositions de Rowe en portent l’empreinte : magnifiquement structurées, émotionnellement cohérentes, mais parfois contenues par leur propre raffinement.

Cependant, Vinton’s Cove n’est pas seulement le produit d’une pensée académique: il plonge ses racines dans un territoire intime. Inspiré d’une petite anse du lac Kezar, où sa famille possède un chalet depuis les années 1950, l’album se veut une forme d’introspection pastorale. Plusieurs morceaux ont été écrits sur place, dans cette lumière lente et ce silence d’eau immobile. Cette introspection diffuse irrigue le disque. Mais le pastoralisme artistique est une arme à double tranchant: il peut engendrer une sérénité profonde… ou se restreindre à une gamme émotionnelle trop étroite. Ici, la palette reste résolument du côté du calme. Le lac est splendide, certes, mais où sont ses tempêtes?

L’une des forces les plus marquantes de l’album réside dans son habillage sonore. Enregistré à Willis Sound, dans une église rénovée dotée de plaques de réverbération inspirées de Blue Note, le disque bénéficie d’une chaleur cristalline et d’une spatialité remarquable. Par instants, on croit entendre l’empreinte esthétique du label ACT: un son clair, ample, presque suspendu. Cette qualité sonore sublime la musique, mais renforce aussi sa douceur au point de gommer davantage encore ce qui aurait pu en troubler la surface.

Le parcours de Rowe demeure impressionnant. Ses œuvres ont été interprétées par le Village Vanguard Orchestra, le BBC Jazz Orchestra et même le London Symphony Orchestra. Elle s’est produite sur des scènes internationales, du Brésil à Detroit. Ces références éclairent les raisons pour lesquelles Vinton’s Cove, malgré son tempérament prudent, atteint un tel niveau d’aboutissement. Peu de musiciennes savent sculpter la beauté avec autant de précision et de sincérité.

Et pourtant, l’impression finale reste nette: Vinton’s Cove est un bel album, mais il surprend rarement. Il sollicite l’admiration plutôt que l’émerveillement, la contemplation plutôt que la confrontation. Ce n’est pas un défaut en soi, beaucoup y trouveront une source de confort et de satisfaction intellectuelle. Mais ceux qui espèrent un disque qui déstabilise, bouscule ou réinvente devront plutôt se tourner vers sa maîtrise que vers son audace.

On referme Vinton’s Cove reconnaissant pour sa beauté, mais en se disant qu’il lui a manqué un geste — un seul — pour se permettre d’être un peu moins ordonné, un peu moins impeccable, et peut-être, enfin, un peu plus vivant.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 18th 2025

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Website

Musicians:
Ellen Rowe – Piano, Composer, Arranger
Featuring Mike Sakash – Saxophones
Pete Siers – Drums
Dennis Carroll – Bass
Sunny Wilkinson – Special Guest Vocalist

Track Listing :
The Loons Of Vinton’s Cove
Refractions
Clipped In Blues
The Phoenix (Featuring Sunny Wilkinson)
Kind Folk
Ebb & Flow
Both Sides Now
All The Things You Are
Sylvan Way (Featuring Sunny Wilkinson)
I’ll Remember April