Masabumi Kikuchi – Hanamichi – The Final Studio Recording, Vol.2 (FR review)

Red Hook Records – Street date : October 2025
Jazz
Masabumi Kikuchi - Hanamichi - The Final Studio Recording, Vol.2 (FR review)

Les parutions posthumes dans le jazz ont souvent le pouvoir de remodeler les héritages que l’on croyait pourtant bien connaître. Elles surgissent non comme de simples curiosités archivistiques, mais comme de petites révélations, des murmures venus du passé qui, parfois, redéploient le sens de toute une trajectoire artistique. The Final Studio Recording, Vol.II, la nouvelle publication issue des dernières séances d’enregistrement de Masabumi Kikuchi, appartient sans aucun doute à cette catégorie. Loin d’être un appendice ou un simple complément d’archives, cet album élargit et approfondit le portrait d’un musicien dont la quête de vérité sonore aura traversé plus d’un demi-siècle. C’est le genre de sortie discographique qui oblige l’auditeur à se confronter à ce qui subsiste après le départ d’un artiste: non seulement la musique, mais aussi les questions.

Puisé dans les mêmes sessions de décembre 2013 au Klavierhaus de New York qui avaient donné naissance au Vol.I, un enregistrement salué par la critique lors de sa sortie en 2021, ce second volume réunit sept nouveaux titres empreints de calme intentionnel, d’harmonies flottantes et d’une abstraction méditative qui définissait la dernière période de Kikuchi. Enregistrée deux ans seulement avant sa disparition, cette musique capte un pianiste parvenu à une forme d’intimité radicale, un état où la retenue n’est pas une hésitation, mais une révélation. Le résultat ressemble moins à une session de studio qu’à un carnet laissé ouvert sur une table, dont les pages vibrent encore de pensées inachevées.

Pour saisir l’importance de ces séances, il faut se rappeler l’arc de la carrière de Kikuchi. Depuis ses débuts au Japon, où il naviguait entre post-bop et avant-garde, jusqu’à ses collaborations avec Gil Evans, puis son partenariat durable avec Paul Motian et Gary Peacock, il est resté un artiste en perpétuelle métamorphose. Ses enregistrements ECM de la fin des années 1970 laissaient pressentir l’espace et la clarté atmosphérique qui marqueraient plus tard son style, mais rien ne préparait vraiment les auditeurs au langage musical presque ascétique qu’il développa dans ses dernières années. Si Paul Bley explorait le silence comme un territoire philosophique, Kikuchi l’approchait comme un poète qui sculpte la tension entre respiration et parole. Si Andrew Hill cherchait l’abstraction par la composition, Kikuchi la poursuivait par l’effacement, par la dissolution progressive de tout ce qui n’était pas essentiel.

Cet esprit imprègne Vol.II. Le répertoire, loin d’être un simple choix de circonstance, est une coupe transversale du paysage émotionnel du pianiste : des compositions de Luiz Bonfá et Antônio Maria, d’Arthur Schwartz et Howard Dietz, des frères Gershwin, de Kurt Weill, ainsi que des pièces signées Kikuchi lui-même. Des œuvres en apparence simples, mais qui exigent de tout interprète non seulement une maîtrise technique, mais surtout une compréhension profonde de leur architecture interne, là où les silences comptent autant que les notes écrites. Kikuchi les aborde avec la révérence de celui qui lit une poésie dans une langue qu’il a passé sa vie à essayer de comprendre.

Son interprétation de «Manhã de Carnaval» en est un exemple magistral. Avant la huitième note de la célèbre mélodie de Bonfá, Kikuchi introduit un silence méticuleusement contrôlé de cinq secondes, suffisamment long, comme le souligne Ben Ratliff dans ses notes de pochette élégantes, «pour laisser place à l’imagination». Ce moment en suspens devient une porte d’entrée dans l’esthétique de Kikuchi: la musique ne réside pas dans la note elle-même, mais dans ce que la note permet d’advenir. Le silence devient architecture. L’absence devient intention.

Ce dialogue avec le silence traverse tout l’album comme un motif discret mais obstiné. Dans «I Loves You, Porgy» et «My Ship», Kikuchi offre quelques-uns des rares exemples de son œuvre où les arrangements semblent réellement sculptés plutôt qu’improvisés. Pourtant, même là, il refuse toute idée de résolution narrative. Ses harmonies flottent, refusant de se fixer; son toucher oscille entre délicatesse hésitante et précision incisive. C’est une musique qui ne vise ni aboutissement ni conclusion, mais un état de perpétuelle transformation.

Ce qui rend ces enregistrements encore plus fascinants, c’est l’insistance de Kikuchi, déclarée dans une interview mémorable au New York Times , « Je n’ai aucune technique. » La phrase relevait moins de la modestie que de la provocation. La technique, au sens classique, n’avait que peu d’importance pour lui. Il avait cultivé autre chose, de bien plus rare: un dialecte musical intime, façonné par des silences étirés, par une relation tactile au son, par une volonté de laisser la fragilité s’exposer sans protection. Ratliff parle à juste titre d’une «originalité intimiste», mais même cette formule semble n’en saisir qu’une part. La musique tardive de Kikuchi existe dans un espace que peu d’autres habitent, quelque part entre mémoire et imagination, entre analyse et rêve.

À l’écoute de Vol.II, on a le sentiment d’un artiste arrivé aux confins de sa propre philosophie, là où la forme devient le véritable vecteur du sens. Pour les nouveaux venus, ce territoire peut sembler ardu. Il n’y a ni arc dramatique, ni virtuosité spectaculaire. L’auditeur doit accepter de rencontrer la musique sur les termes posés par le pianiste: dans l’attention, la patience, la contemplation. La récompense est une clarté rare. Ces morceaux ont la qualité de lettres écrites non pour impressionner, mais pour confesser, des lettres adressées, peut-être, à l’avenir.

S’agit-il de l’aboutissement de l’évolution artistique de Kikuchi? Ou bien d’un chapitre supplémentaire dans sa quête inachevée de pureté, une exploration sans conclusion? L’album refuse de trancher. Et peut-être ce refus est-il, en soi, une réponse. Kikuchi s’est toujours méfié de la fermeture; il préférait la question à l’affirmation, le geste à la démonstration, le silence à la résolution.

Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que des années après sa disparition, Masabumi Kikuchi demeure non seulement pertinent, mais étrangement en avance sur nous. Sa musique continue d’habiter sa propre orbite, légèrement en retrait, toujours lumineuse, marquée par une distance qui ressemble moins à une séparation qu’à une perspective. Dans un monde du jazz souvent dominé par l’immédiateté, son œuvre invite à la lenteur, à la profondeur, à une écoute qui frôle l’introspection.

The Final Studio Recording, Vol.II n’est pas simplement une sortie posthume. C’est un dernier rappel que les artistes les plus durables sont ceux qui refusent d’être confinés par le temps, même lorsqu’ils travaillent en son sein. Dans ces sessions, la musique de Kikuchi semble suspendue, entre passé et futur, entre son et silence. Et dans cette suspension résonne encore, unmistakable, la voix d’un artiste qui continue, malgré tout, de nous parler.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 17th 2025

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To buy this album

Musician: Masabumi Kikuchi, piano

Track Listing :

  1. Manhã de Carnaval (Luiz Bonfá and Antônio Maria) – 8:01
  2. Improvisation II (Masabumi Kikuchi) – 3:44
  3. Alone Together (Arthur Schwartz and Howard Dietz) – 5:05
  4. Improvisation III (Masabumi Kikuchi) – 6:35
  5. I Loves you Porgy (George Gershwin and Ira Gershwin) – 4:02
  6. Improvisation IV (Masabumi Kikuchi) – 11:12
  7. My Ship (Kurt Weill and Ira Gershwin) – 5:02