| Jazz, Noël |
L’album de Noël demeure depuis longtemps un passage périlleux pour les chanteurs et chanteuses de jazz: un genre alourdi par la prévisibilité, l’excès de sentimentalisme et la pression de délivrer du réconfort saisonnier plutôt qu’une véritable clarté artistique. La plupart de ces disques tombent dans le même piège: arrangements réchauffés, nostalgie polie jusqu’à la brillance, et une couche de bonne humeur festive qui dissimule un manque réel de prise de risque. Dès lors, lorsque April Varner, l’une des nouvelles voix les plus captivantes du jazz vocal, s’attaque au répertoire hivernal, l’enjeu paraît inhabituellement élevé. Son premier album, en 2024, révélait une artiste dotée d’un sens aigu de la cohérence et d’une rigueur conceptuelle rare. La question était donc de savoir si elle parviendrait à injecter cette même exigence dans un matériau usé par des décennies de répétitions.
La réponse, dans Winter Songs Vol.2, est un “oui” clair, assuré et sans équivoque. Varner n’aborde pas ce répertoire comme une obligation saisonnière, mais comme une occasion d’interroger la forme, la couleur et le phrasé. Elle évite les clichés faciles. Elle redéfinit le familier. Et elle rappelle que le songbook hivernal, entre de bonnes mains, peut encore offrir une véritable profondeur expressive.
Son parcours éclaire cette précision. Formée initialement au chant classique, elle commence des études vocales à l’Université de Toledo à l’âge de huit ans, elle se tourne ensuite vers le jazz à l’Université de l’Indiana, davantage attirée par le chant d’ensemble que par la discipline opératique. Cette base technique, respiration, diction, ligne vocale, est perceptible tout au long de l’album: la diction est cristalline sans rigidité, les dynamiques sont maîtrisées sans maniérisme. Son développement artistique s’est accéléré auprès de mentors tels que Sachal Vasandani, Tierney Sutton et plus tard Theo Bleckmann à la Manhattan School of Music, trois vocalistes réputés pour leur approche intellectuelle du phrasé et leur refus de toute superficialité. Sa victoire en 2023 au concours Ella Fitzgerald renforça sa filiation esthétique avec la “First Lady of Song”, et son premier album April, sorti chez Cellar Music en 2024, fut largement salué par la critique.
Sur Winter Songs Vol.2, Varner met cette rigueur au service d’une réflexion intime. Plutôt que d’alimenter la sentimentalité du genre, elle semble analyser ce qui fait fonctionner un “winter song”: son cadencement, sa pulsation narrative, son architecture émotionnelle. Un seul titre explicitement religieux paraît en décalage avec la direction conceptuelle de l’ensemble, mais le reste du programme témoigne d’une forte cohérence interne.
Sa version de “Run, Run Rudolph” est une étude de vélocité contrôlée. Au lieu de céder à la caricature rock’n’roll, elle sculpte le rythme avec un sens presque architectural du timing. Le phrasé se place avec précision, mais une pointe de malice traverse son attaque, une subtile subversion de l’énergie chaotique du morceau. Son “Winter Wonderland”, une pièce tellement enregistrée qu’elle semble résister à toute réinvention, se distingue par son intelligence froide. Varner évite la surenchère décorative; elle rééquilibre plutôt la mélodie grâce à des pivotements rythmiques inattendus, créant une sensation de légèreté et de luminosité qui réanime la logique harmonique du morceau. Ce n’est plus une simple reprise, mais une véritable reconfiguration.
À la production, Ulysses Owens Jr., batteur réputé pour sa finesse auprès des vocalistes, joue un rôle essentiel dans la cohésion interne de l’album. Sa présence se perçoit dans la légèreté des textures rythmiques, la propulsion subtile sous les lignes de Varner, et une constante recherche de clarté plutôt que d’excès. Owens semble comprendre intuitivement la façon dont Varner respire musicalement: elle n’a pas besoin d’ornements, mais d’espace. Et l’album lui offre cet espace, un espace pour manœuvrer, repenser, articuler des nuances là où tant d’albums saisonniers se contentent du charme.
Il en résulte non pas un album de Noël au sens strict, mais un véritable disque de jazz vocal qui utilise simplement les standards hivernaux comme matériau de travail. Varner démontre que ce répertoire, souvent considéré comme mineur, peut supporter un véritable poids interprétatif lorsqu’il est abordé avec discipline et imagination. Et elle y parvient sans sacrifier l’accessibilité: l’album conserve sa chaleur sans sombrer dans la nostalgie, son intelligence sans tomber dans la prétention.
Si April annonçait l’arrivée d’un talent majeur, Winter Songs Vol.2 le confirme. Voilà une vocaliste dotée d’une vision artistique à long terme, de la technique pour la porter, et de la curiosité nécessaire pour continuer de repousser les frontières de son art. Que l’on apprécie ou non la musique de saison n’a au fond aucune importance: cet album mérite l’écoute parce qu’il redéfinit ce qu’un disque de ce genre peut être.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 15th 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musicians :
April Varner- Vocals
Luther Allison- Piano/Arranger
Yasushi Nakamura- Bass
Ulysses Owens Jr.- Producer/Drums
Leandro Pellegrino- Guitar
Theo Bleckmann- Vocal Producer/Arranger
The Sunhouse Singers- Vocal Trio
June Cavlan- Vocals/Arranger
Kate Kortum- Vocals
Joie Bianco- Vocals
Tracklisting:
- Jingle Bells (Ft. The Sunhouse Singers)
- It’s Beginning to Look a Lot Like Christmas
- Holly Jolly Christmas
- Rockin’ Around the Christmas Tree
- Hallelujah (Ft. Theo Bleckmann, The Sunhouse Singers)
- Run, Run Rudolph
- Christmas Time Is Here
- Christmas Waltz (Ft. Leandro Pellegrino)
- Sleigh Ride (Ft. The Sunhouse Singers)
- It’s the Most Wonderful Time of Year (Ft. The Sunhouse Singers)
- Winter Wonderland
