Rafael Enciso – Crossfade (FR review)

Contagious Music - Street date : November 14, 2025
Jazz
Rafael Enciso – Crossfade

La révolution silencieuse de Rafael Enciso

Par un après-midi chaud de juin à Ithaca, longtemps avant de se retrouver sur les scènes new-yorkaises, Rafael Enciso arpentait souvent les sentiers qui longent les gorges de la ville. Là-bas, l’eau est en négociation permanente avec la roche: elle presse, se retire, se dépose, repart. Enfant, Enciso observait le courant briser la lumière en formes fugitives. Il n’avait pas encore les mots pour le dire, mais quelque chose dans cette lente dissolution d’une forme dans une autre s’est imprimé en lui. Plus tard, devenu compositeur, il retrouverait cette métaphore intacte, comme si elle avait été conservée dans la mémoire de l’eau.

Cette métaphore deviendra le noyau conceptuel de Crossfade, l’album le plus ambitieux d’Enciso à ce jour, un disque qui explore le territoire où le son se dissout dans le son, où la mémoire nourrit le présent, où les transitions recèlent plus de vérité émotionnelle que les arrivées.

L’album, dans sa retenue même, ressemble à une déclaration d’intention: un manifeste qui affirme que les petits glissements comptent, que la beauté réside dans l’inaperçu, et que le passé ne disparaît jamais vraiment, il se module.

Un compositeur qui écrit en strates

Enciso appartient à une génération de jeunes compositeurs new-yorkais qui considèrent la composition non comme un prélude à l’improvisation, mais comme un langage en soi. Contrairement à nombre de bassistes-leaders qui mettent leur instrument en avant, Enciso résiste à la tentation de l’auto-exposition. Dans Crossfade, sa contrebasse est un ancrage émotionnel, jamais le protagoniste; sa véritable voix se trouve dans l’architecture.

L’écriture se construit en strates: longues lignes mélodiques qui avancent comme des masses d’air; idées rythmiques qui pulsent sans s’enfermer dans des grilles rigides; harmonies qui scintillent entre clarté et légère dissonance. Par moments, notamment au milieu de l’album, l’écriture se rapproche de la sérénité réfléchie de la musique contemporaine, mais toujours avec la chaleur et la flexibilité du phrasé jazz.

La grande force d’Enciso en tant que compositeur est sa capacité à la retenue. Il ne surcharge jamais l’espace. Il s’appuie sur la suggestion plutôt que sur l’affirmation, laissant à chaque musicien le soin d’emmener les matériaux dans des zones que la partition ne fait qu’indiquer. Pourtant, la conception générale est indubitablement la sienne: logique des transitions, attention aux timbres, manière dont chaque section fond dans la suivante sans couture apparente.

Crossfade n’est pas un album qui s’impose; il se déploie.

L’ouverture: un lent lever du jour

L’album commence comme un long soupir. Le piano énonce un motif suspendu entre deux centres tonals, presque indécis. La batterie de Miguel Russell entre, non avec force mais avec intention, les balais frôlant la caisse claire dans un geste plus proche du souffle que de la pulsation.

Puis arrive l’alto de Nicola Caminiti: clair, tendu, tranchant la chaleur de l’ensemble comme une ligne de lumière à l’horizon. Son phrasé est délibéré, jamais virtuosité pour la virtuosité. Caminiti joue la mélodie comme s’il marchait sur un fil entre mémoire et présent, laissant la ligne se tendre sans jamais rompre.

Cette ouverture établit le ton esthétique du projet: contemplatif, lyrique et moderne, fondé sur l’artisanat de la composition mais vivant de la nuance improvisée.

La connexion new-yorkaise

Depuis son arrivée à New York en 2021, Enciso s’est intégré à un cercle soudé de musiciens qui brouillent les frontières entre jazz, musique de chambre et langage post-moderne. Le pianiste Gabriel Chakarji, qui marie sensibilité rythmique vénézuélienne et ampleur harmonique new-yorkaise, est devenu l’un de ses plus proches collaborateurs. Leur rapport musical est évident: Chakarji anticipe souvent les tournants harmoniques avec une précision étonnante, traçant la courbe avant même qu’Enciso n’en suggère la fin.

Le batteur Miguel Russell, l’une des voix percussives les plus articulées de sa génération, offre une clarté rythmique qui empêche la musique de dériver vers l’abstraction. Son jeu sur Crossfade est architectural, jamais excessif, jamais sous-dimensionné. Il sculpte le temps plus qu’il ne l’indique.

L’altiste Nicola Caminiti, qui partage avec Russell et Enciso un parcours artistique mais aussi plusieurs années de colocation, apporte l’élévation émotionnelle de l’ensemble. Son timbre est unmistakable: lumineux mais jamais grinçant, chaud mais jamais flou.

Ensemble, le quatuor joue avec la fluidité d’une langue partagée, forgée non seulement sur scène, mais dans les cuisines, les salles de répétition, les discussions nocturnes sur l’harmonie, les désaccords philosophiques sur le phrasé, et l’intimité silencieuse du quotidien.

Cette histoire commune s’entend dans la musique.

Dayna Stephens: centre de gravité

Une grande part de la cohérence de l’album vient de la presence, musicale et humaine, de Dayna Stephens, qui en signe la production et joue sur plusieurs morceaux. Stephens est une figure rare dans le jazz contemporain: saxophoniste d’une grande intelligence émotionnelle, chef d’orchestre d’une autorité tranquille, compositeur dont le sens de l’espace tient presque de l’architecture.

Son influence sur Crossfade est perceptible. On la devine dans les choix de phrasé, dans le rythme intérieur de l’album, dans l’option assumée pour la subtilité plutôt que l’esbroufe.

Ses interventions au saxophone approfondissent encore le registre émotionnel du disque. Son timbre, rond, patient, légèrement ombré, contraste avec la clarté de Caminiti, créant un dialogue presque générationnel. Leurs échanges, discrets mais essentiels, comptent parmi les beautés de l’album : conversation entre transparence et densité, lumière et profondeur.

On sent que Stephens n’a pas seulement produit l’album: il a aidé Enciso à articuler la version la plus aboutie de ce qu’il imaginait depuis longtemps.

Analyse des morceaux

La pièce-titre: “Crossfade”

Le cœur conceptuel de l’album apparaît dans la pièce-titre. Construite sur une cellule rythmique en 7/4 qui ne se stabilise jamais vraiment, la composition avance comme un organisme en mutation. Les voicings de Chakarji créent un halo harmonique, des tons qui flottent au-dessus de la surface.

Le solo de Caminiti est une leçon de patience: il commence presque en chuchotant, étirant les notes longues avant de laisser se former des motifs rythmiques. Sa retenue donne au solo sa narration.

Quant à Enciso, il ne joue pas le rôle traditionnel du pivot. Sa basse glisse dans et hors de l’harmonie, offrant des contre-mélodies au lieu de simples fondations. Son approche reflète l’éthique du disque : rien n’est fixe, tout est en mouvement.

L’effet Stampley

À mi-parcours, Jahari Stampley apparaît à l’orgue, transformant l’énergie sans rompre la cohérence. Stampley joue avec une autorité tranquille: la technique n’est jamais l’objet, seulement la voix. Ses lignes s’élèvent verticalement, ajoutant une dimension ascendante au texte musical.

L’orgue épaissit la texture harmonique, propulsant l’ensemble dans une zone plus expansive.

La ballade

Chaque grand album de jazz possède une ballade qui en cristallise la vérité émotionnelle. Ici, elle arrive tard dans le parcours. Elle est lente, presque immobile, mais riche en détails. L’introduction de Chakarji est un petit chef-d’œuvre d’harmonie implicite, des voix qui apparaissent et disparaissent comme des nuages.

L’entrée de Stephens, sombre et crépusculaire, donne au morceau un poids que seule l’expérience permet. Son phrasé ressemble à une confidence.

Cette seule pièce suffirait à justifier l’importance de l’album.

Enciso s’inscrit dans la lignée de Dave Holland, Linda May Han Oh, John Patitucci ou Chris Lightcap, non par imitation, mais par compréhension structurelle.

Dernier mouvement: revenir à Ithaca

Dans les dernières minutes de l’album, la métaphore des gorges d’Ithaca réapparaît, non comme référence littérale, mais comme résonance émotionnelle. La musique revient à l’idée que rien ne disparaît vraiment; tout se transforme.

Ces moments finaux ressemblent à la scène initiale. Le courant avance, se recompose, emporte certaines choses, en ramène d’autres. Un son s’efface; un autre commence.

Dans une année déjà riche en grandes parutions jazz, Crossfade se distingue par sa confiance tranquille, sa profondeur compositionnelle et son refus d’exagérer ce qu’il peut transmettre par la nuance.

C’est, indéniablement, l’un des grands albums de jazz de 2025, et un marqueur important de l’évolution d’Enciso:
– un compositeur d’une rare sensibilité,
– un bassiste d’une autorité silencieuse,
– un artiste pour qui le changement, comme la musique, est un art des transitions.

Fondu. Puis recommencer.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 14th 2025

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Musicians:
Nicola Camintiti, saxophone
Gabriel Charkarji, piano
Miguel Russel, drums

Track Listing:
High Priestess (feat. Miguel Russell)
Photogenic Memory (feat. Gabriel Chakarji)
Austin Otto (feat. Dayna Stephens)
Stick Your Neck Out
Thousand Yard Stare (feat. Jahari Stampley)
Waterfall (feat. Nicola Caminiti)
Solstice
Skipping Stones
Whirlpool
Lennox Avenue