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Les échos du swing: Loren Schoenberg et la résurrection des partitions perdues d’Eddie Sauter
Dans une salle de répétition de la Juilliard School, quelques pages jaunies reposent sur des pupitres. L’encre, un peu effacée par le temps, révèle la main d’Eddie Sauter, l’un des arrangeurs les plus inventifs de l’ère du swing. Aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, l’histoire reprend souffle à travers les instruments d’une nouvelle génération.
Nous voilà plongés au cœur des traditions les plus exigeantes de l’histoire musicale. Loren Schoenberg, chercheur principal au National Jazz Museum de Harlem, incarne cette figure rare où se rejoignent le musicien, l’historien et le pédagogue. Membre de longue date du corps enseignant de la Juilliard School, il a également enseigné à la Manhattan School of Music et à la New School, tout en donnant des conférences dans des lieux aussi prestigieux que le Metropolitan Museum of Art, la Maison-Blanche, l’Orchestre philharmonique de New York, l’Université Stanford ou encore l’Aspen Institute. Son parcours constitue à lui seul une traversée de la grande histoire du jazz.
Au fil des années, Schoenberg a dirigé le Jazz at Lincoln Center Orchestra, le Smithsonian Jazz Masterworks Orchestra, l’American Jazz Orchestra et le WDR Jazz Orchestra de Cologne. Comme saxophoniste ténor et pianiste, il a joué et enregistré aux côtés de figures mythiques: Benny Carter, Benny Goodman, Jimmy Heath, Eddie Durham, Marian McPartland, Clark Terry, John Lewis, Christian McBride ou Buck Clayton, une lignée directe dans le courant vivant de l’histoire du jazz.
Un acte de résurrection
Pour Schoenberg, le musicien, le chercheur, le passeur, ce projet dépasse de loin la simple performance: c’est un acte de résurrection. Il redonne vie aux arrangements longtemps perdus qu’Eddie Sauter avait écrits pour le vibraphoniste Red Norvo, ici interprétés par des étudiants et artistes invités de la Juilliard School.
Ces partitions, conçues à la fin de l’ère du swing, étaient destinées à Red Norvo, musicien lumineux et pourtant trop souvent sous-estimé dans l’évolution du jazz. Décédé en 1999, Norvo s’était imposé par la délicatesse et la transparence de son jeu, il avait transformé le vibraphone en un instrument lyrique, subtil, presque vocal. Son nom résonne encore dans les ouvrages de référence et les discographies, témoin discret d’un art à la fois léger et raffiné.
La fragile clarté d’un son d’avant-guerre
Entre la fin des années 1930 et le début des années 1940, le jazz change de texture et de couleur. L’Amérique sort de la Grande Dépression et s’avance vers la guerre mondiale. Dans cette parenthèse fragile, la musique s’emplit d’une joie légère, parfois mélancolique, un optimisme teinté de pressentiment. Les arrangements de Sauter portent cette dualité: des harmonies complexes enveloppées de douceur, un swing à la fois discipliné et aérien, comme une accalmie avant la tempête.
En 1945, Red Norvo était membre du sextette de Benny Goodman et collaborait déjà avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie. En entendant aujourd’hui renaître ces arrangements, on est frappé par leur pouvoir d’anachronisme: ils appartiennent à une époque révolue et pourtant semblent d’une étonnante modernité. Une patine, un grain sonore particulier s’en dégage — une beauté d’un autre temps, mais toujours vivante, preuve que l’innovation, parfois, vieillit bien.
Une éducation par le son
Pour les étudiants de la Juilliard, cette entreprise dépasse l’exercice d’interprétation: c’est une leçon d’archéologie musicale. Ces partitions permettent de disséquer la grammaire d’un langage disparu, le contrepoint subtil, la tension entre rigueur et liberté, la façon dont Sauter faisait scintiller les cuivres et les anches sans jamais les faire s’entrechoquer. Sous la direction de Schoenberg, la musique ne devient pas objet de musée, mais matière vivante, vibrante, réinventée à chaque mesure.
Schoenberg, infatigable défenseur des trésors cachés de l’histoire du jazz, a rassemblé un ensemble trié sur le volet d’étudiants de la Juilliard School et d’artistes invités pour redonner souffle à ces pages oubliées. Le résultat dépasse l’hommage: il célèbre à la fois l’ingéniosité de Sauter, le rôle central de Norvo et la continuité d’un art qui se réinvente à travers la mémoire.
La chaleur de l’archive
Ce travail possède aussi une dimension presque archivistique, une révérence pour la texture, le grain, le geste. À l’heure de la perfection numérique, l’enregistrement dirigé par Schoenberg plaide pour l’imperfection, pour le son incarné. Peut-être, d’ailleurs, cette musique trouve-t-elle sa véritable dimension sur vinyle plutôt que sur CD.
Le timbre plus rond, la chaleur du microsillon restituent quelque chose d’essentiel: le craquement léger, l’air de la pièce, cette impression de présence qui fait revivre un monde disparu. Dans les sillons du disque ne se gravent pas seulement des notes, mais une mémoire, celle d’une époque dont les échos continuent de vibrer dans chaque phrase musicale.
Une histoire accordée au présent
Plus qu’un simple exercice de nostalgie, le projet de Loren Schoenberg réaffirme la richesse émotionnelle et la sophistication structurelle du jazz d’avant le be-bop. Il rappelle que l’ère du swing, souvent réduite à son insouciance, portait déjà en elle les élans et les inquiétudes de la modernité.
En ressuscitant les partitions longtemps silencieuses d’Eddie Sauter, Schoenberg ne se contente pas de revisiter l’histoire, il la réactive. Et lorsque les cuivres résonnent à nouveau dans les couloirs de la Juilliard School, une impression s’impose: celle d’un triomphe discret mais éclatant. Le jazz, toujours mouvant, possède encore ce pouvoir rare, rendre le passé incroyablement vivant.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 11th 2025
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Musicians:
Loren Schoenberg – Piano
Kate Kortum – Vocal
Warren Wolf – Xylophone
Joe Boga – Trumpet
Summer Camargo – Trumpet
Anthony Hervey – Trumpet
Andre Perlman – Trombone
Nick Mesler – Trombone
Langston Hughes II – Saxophone
Adam Stein – Saxophone, Clarinet
Daniel Cohen – Saxophone, Clarinet
Julian Lee – Saxophone, Clarinet
James Zito – Guitar
John Murray – Bass
Matt Lee – Drums
Tracking List:
Azure
Nice Work If You Can Get It
You Go To My Head
I Know That You Know
Music, Maestro, Please
September In The Rain
So Many Memories
Two Sleepy People
I Can Dream, Can’t I?
I See Your Face Before Me
You Couldn’t Be Cuter
Old Folks
Roses In December
Exactly Like You
You’re Laughing At Me
After You’ve Gone
All Arrangements by Eddie Sauter. Originally made for Red Norvo and Mildred Bailey
Recording Engineer: Daniel Gengenbach
Mixing and Mastering engineer: Michael Perez-Cisneros
Producer: Loren Schoenberg
Executive Producer: Scott Asen
Package Designer: Elvira Broman
Cover image Courtesy of William P. Gottlieb/Ira and Leonore S. Gershwin Fund Collection, Music Division, Library of Congress
