Yuhan Su – OVER the MOONS (FR review)

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Jazz
Yuhan Su - OVER the MOONS

Entre deux lunes: Yuhan Su et l’art de l’équilibre inquiet

Il existe des albums qui se déploient comme des voyages, avec un chemin clair, un horizon discernable. Et il en existe d’autres, plus insaisissables, plus ambigus, qui ressemblent à une errance dans un rêve dont la géographie ne cesse de changer. Over the Moons de Yuhan Su appartient résolument à cette seconde catégorie. C’est un album conceptuel qui refuse de se laisser suivre facilement, une œuvre qui exige l’attention mais défie la compréhension, comme si elle avait été conçue pour brouiller les frontières entre la rigueur et l’abandon.

Contrairement à une artiste plus radicale comme Sakoto Fuji, qui rejette toute structure au profit de l’expérimentation pure, Su garde un pied solidement ancré dans le sol du jazz improvisé. Sa musique, bien qu’exploratoire, ne renie jamais la forme qui la soutient. Au vibraphone, elle reste fidèle à une conception classique de l’instrument, sans débordement, sans volonté de réinvention spectaculaire. Mais ce choix comporte ses risques. Depuis l’arrivée de Sasha Berliner, qui a redéfini ce que le vibraphone pouvait faire entendre et ressentir, les auditeurs se sont habitués à une forme de désorientation. Su, au contraire, trouve sa singularité non pas dans le timbre, mais dans la pensée. La séduction ici naît moins de l’instrument que de la composition.

Récemment couronnée «Meilleure compositrice instrumentale» aux Golden Melody Awards de Taïwan, et déjà lauréate de nombreux Golden Indie Music Awards, Yuhan Su s’impose comme l’une des figures les plus stimulantes de la composition jazz contemporaine. Sa musique puise, parfois de façon inattendue, dans le blues et le rock, frôle le bebop, et s’aventure souvent dans ce qu’on pourrait appeler une «navigation intellectuelle»: une musique qui pense autant qu’elle ressent. Et pourtant, au milieu de ces éclairs d’inspiration, l’album perd parfois son fil. Il lui manque, peut-être, une colonne vertébrale, une ligne continue qui permettrait à l’auditeur de suivre son raisonnement jusqu’au bout.

La colonne conceptuelle de Over the Moons repose sur l’exploration par Su de la «double conscience», cette dissonance psychologique et culturelle qui consiste à vivre entre plusieurs langues, entre plusieurs géographies, entre plusieurs identités. «J’ai toujours l’impression qu’il y a deux lunes dans ma tête, chacune exerçant sa propre attraction», confie-t-elle. «Je veux embrasser ce sentiment, à la fois beau et chaotique, et l’exprimer à travers les superpositions musicales.»

La métaphore est saisissante. Elle situe l’album non pas comme un simple recueil de compositions, mais comme un dialogue intérieur entre l’appartenance et l’exil, la stabilité et la dérive.

Cette idée profondément personnelle a pris forme lors de la résidence artistique de Su à la Fondation Ucross, dans le Wyoming, en 2024, une période qu’elle décrit comme à la fois isolante et transformatrice. Là, au cœur de l’immensité de l’Ouest américain, elle a commencé à tisser dans le son sa propre expérience de la dualité culturelle. Le résultat est un album à la fois minutieusement construit et sans cesse en train de se dissoudre, tel un mandala de sable balayé par le vent.

Et pourtant, malgré son ambition intellectuelle, Over the Moons n’est pas une écoute facile. Là où de nombreux albums conceptuels tracent un chemin clair pour guider leur auditoire, l’approche de Su est centrifuge. La musique se déploie vers l’extérieur plutôt que de se refermer sur elle-même. Elle résiste à la clôture, à la cohérence, au confort. Après plusieurs morceaux, on se sent pris de vertige, non par excès de volume ou de rythme, mais par absence de direction. Le caractère fragmentaire du disque, son refus de se fixer dans un ton ou un style unique, laisse l’auditeur oscillant entre fascination et fatigue. On finit par se sentir seul, métaphoriquement, dans les gradins d’une grande salle vide, observant à distance un spectacle dont le sens nous échappe.

Cette impression n’est pas nouvelle dans la tradition avant-gardiste. Dans l’Europe des années 1970 et 1980, des expériences sensorielles similaires se déroulaient dans des théâtres ou des salles de musique contemporaine, des lieux où le son n’était pas un simple objet esthétique, mais une expérience de perception. La musique de Su semble appartenir à cette lignée. Écoutée en concert, elle pourrait bien prendre tout son sens, lorsque la vibration physique du son, la présence visuelle de l’artiste et l’énergie partagée du lieu viennent équilibrer sa densité conceptuelle. Sur disque, en revanche, elle paraît parfois comme l’ombre d’une expérience qui devrait être vécue plutôt qu’écoutée.

Il n’en reste pas moins que Over the Moons marque une évolution audacieuse pour Yuhan Su. Là où ses précédents albums privilégiaient la narration et la clarté mélodique, celui-ci ouvre un champ de jeu bien plus vaste. Elle s’amuse avec le contrepoint, la superposition, les dissonances harmoniques et la complexité rythmique. L’enregistrement révèle aussi sa maîtrise singulière du vibraphone, amplifié par un système de micros reliés à des pédales d’effets qui permettent distorsion, transposition et flexion des sons. Cette expansion du langage instrumental situe Su parmi les rares artistes qui considèrent le vibraphone non comme un vestige du jazz «cool», mais comme une voix moderne, capable de métamorphose.

À son meilleur, Over the Moons capture cet instant où le son devient pensée, où la composition transcende le genre pour devenir une forme d’introspection. À son plus fragile, il risque de perdre l’auditeur dans sa propre complexité. Mais peut-être est-ce justement l’intention. L’album est un miroir de dualité: discipliné mais instable, structuré mais fluide, intellectuel mais profondément sensible.

Écouter le dernier projet de Yuhan Su, c’est entrer dans une conversation entre deux êtres: l’un attaché à la tradition, l’autre avide de s’en libérer. Peu importe que ce dialogue aboutisse ou non : la beauté réside dans la tentative, dans le scintillement entre les deux lunes qu’elle évoque. Et c’est peut-être là que cet album trouve véritablement sa place: non sur la page, ni même en studio, mais dans l’instant du concert, là où la musique cesse de vouloir s’expliquer et simplement, lumineusement, existe.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 10th 2025

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Website

Musicians:
Yuhan Su – Vibraphone
Alex LoRe – Alto Saxophone / Flute (Tracks 3, 8)
Anna Webber – Tenor Saxophone / Flute (Tracks 3, 8)
Matt Mitchell – Piano
Yingda Chen – Guitar
Marty Kenney – Acoustic Bass. Electric Bass
James Paul Nadien – Drums
Shinya Lin – Electronics (except 4, 8)

Track Listing :
Pieces Peace
Tomorrow
Two Moons
Roaring Hours
Olfactory Memory
Genius and Dumb
Double Consciousness
Too Much Time Matching Clouds

Recorded at Bunker Studio, Brooklyn, NY (September 15th, 2024)
Recording Engineer: Aaron Nevezie. Alex Conroy
Mixing: Aaron Nevezie
Mastering : Alex DeTurk
Producer: Yuhan Su
Cover Art: John O’Brien
Album Design: Iat Huân Tiunn
Photography: Kuo-Heng Huang
All compositions by Yuhan Su