| Jazz |
Entre Helsinki et Montréal: Saku Mantere et la sincérité radicale du jazz
Dans le silence suspendu entre deux continents, une voix venue de Finlande trouve un nouvel écho au cœur du jazz canadien, redéfinissant au passage ce que signifie vraiment écouter.
La lumière de Montréal, en hiver, possède une nuance de bleu bien particulière — un bleu qui semble fredonner plus qu’il ne brille, filtré par le givre et la quiétude. Dans un petit studio du Mile End, Saku Mantere se tient devant un micro, les yeux mi-clos, la guitare posée contre la poitrine. Autour de lui, une constellation de musiciens attend le signal : le batteur Jim Doxas, la pianiste Kate Wyatt, le contrebassiste Adrian Vedady, le trompettiste Lex French et le saxophoniste alto Erik Hove.
Lorsque la musique commence, il n’y a ni effet, ni emphase, seulement la présence. La pièce respire à l’unisson. Ce qui suit n’est pas une simple séance d’enregistrement, mais une cérémonie : la rencontre de deux mondes, deux climats émotionnels, deux langages sonores.
Une voix entre deux mondes
Né en Finlande, aujourd’hui partagé entre Helsinki et Montréal, Saku Mantere est de ces musiciens rares dont l’art résiste à toute traduction, car il parle déjà plusieurs langues. Son œuvre ne cherche pas à fusionner les cultures: elle les laisse cohabiter. D’un côté, l’introspection dépouillée du Nord; de l’autre, la respiration rythmique de l’Amérique. Le résultat est une forme de radicalité douce, une musique à la fois ancienne et contemporaine, intime et infinie.
Autour de Mantere gravitent quelques-unes des plus belles voix du jazz canadien : la batterie intuitive et architecturale de Jim Doxas, le piano lumineux et mesuré de Kate Wyatt, la contrebasse lyrique d’Adrian Vedady, la trompette poignante de Lex French et le saxophone alto introspectif d’Erik Hove. Sur la chanson «Not Fair», la voix aérienne de Bohdanna Novak devient à son tour instrument, flottant au-dessus de l’ensemble comme une lumière suspendue.
Ensemble, ils ne se contentent pas d’accompagner Mantere: ils dialoguent, tantôt avec tendresse, tantôt avec urgence. Chaque note semble nécessaire, chaque silence, essentiel.
La géographie des émotions
L’album se déploie comme un paysage traversé par des saisons intérieures. De la berceuse finlandaise réinventée «Lapin Äidin Kehtolaulu» à la tendresse amoureuse de «Velvet», écrite pour sa fiancée Maryam, dont le portrait orne la pochette, ces compositions tracent la carte d’une mémoire, d’une émotion en mouvement.
Ici, les berceuses deviennent des questions, les chansons d’amour des méditations sur le temps. Mantere écrit avec la précision d’un poète : chaque mélodie se mesure comme une phrase, chaque accord respire comme une ponctuation. Il compose comme on écrit, attentif au rythme, au silence, à la résonance des mots qu’on ne prononce pas.
Ceux qui espèrent retrouver les traces de son passé dans le rock progressif risquent d’être déconcertés : cette page est tournée. Ce qui demeure, c’est un langage né à la croisée du jazz et de la musique classique contemporaine, un espace où la rigueur rencontre la vulnérabilité.
La dualité comme vérité
Entre la rigueur silencieuse d’Helsinki et la liberté improvisée de Montréal, Mantere ne voit pas de contradiction, mais une complémentarité. En Finlande, il collabore avec le compositeur et arrangeur Jussi Lampela, dont la sensibilité orchestrale apporte profondeur et gravité. À Montréal, il s’ancre dans une scène jazz vibrante, cosmopolite, audacieuse.
De cette double appartenance naît l’architecture même de son art : la froideur lumineuse de l’hiver nordique rencontre la chaleur d’une jam canadienne. Le mesuré rejoint le spontané. Et, quelque part entre les deux, la sincérité devient le pont.
L’accent finlandais de Mantere, inimitable, non poli, n’est pas un détail à dissimuler. Il est sa signature, son manifeste. Dans un monde musical obsédé par le polissage et le marketing, son refus du compromis relève presque de l’insoumission. Son art ne tolère ni raccourci, ni édulcoration : il est radical, parce qu’il est sincère.
La bande-son d’une métamorphose
Lorsque la dernière note s’éteint, on comprend que le disque ne cherche pas à conclure, mais à ouvrir. Plus qu’un album, c’est le portrait en mouvement d’un artiste en devenir. Il ne donne pas de réponses ; il pose des questions. Que devient un créateur lorsqu’il franchit les frontières — non seulement géographiques, mais identitaires? La sincérité peut-elle survivre à l’industrie musicale contemporaine ? Et surtout : qu’est-ce qu’écouter, vraiment, dans un monde saturé de bruit ?
Sous cet angle, l’album pourrait bien être la bande originale d’une transformation. Comme le dirait un vieux portier à la sortie d’un pub: «Votre destin vous appartient, mais la bande-son peut tout changer.»
Et si cette bande-son était celle-ci, un appel à réfléchir, à ressentir, à se souvenir?
Retour au commencement
Nous revenons alors à cette pièce de Montréal, à ce moment suspendu avant la première note. Les musiciens retiennent leur souffle, l’air se tend, la lumière retrouve ce bleu nordique familier.
On s’assoit. On écoute. On se laisse surprendre.
Parce que, quelque part entre la Finlande et le Canada, entre solitude et communion, Saku Mantere nous rappelle pourquoi nous aimons le jazz: non pour sa perfection, mais pour son humanité.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 7th 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musicians :
Saku Mantere – Vocals
Kate Wyatt – Piano
Adrian Vedady – Bass
Jim Doxas – Drums
Lex French – Trumpet (1-4, 6-8, 10)
Eric Hove – Alto Saxophone (1, 3, 6, 8-10)
Bohdanna Novak – Vocals (5)
Track Listing :
Meditation
Sorrow
Do Not Go Gentle Into That Good Night
Lapin Aidin Kehtolaulu
Not Fair
Velvet
The Last Romantic
Ensin Toinen
Emerald Angel
Marty’s Song
