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John Gunther: Painting the Dream — Quand le son devient vision.
John Gunther peint avec le son. Chaque note de son dernier album, Painting the Dream, semble être un coup de pinceau tiré d’un paysage intérieur vibrant. À son écoute, on perçoit non seulement un musicien qui façonne des mélodies, mais un compositeur qui sculpte l’espace, la couleur et l’émotion. Basé à Denver, le saxophoniste, clarinettiste et pédagogue est depuis longtemps reconnu pour son large registre de multi-instrumentiste et d’improvisateur. Mais ici, plus que jamais, il affirme son identité profonde de compositeur, un architecte d’images sonores dont l’art réside autant dans la conception que dans la réalisation.
Pour Gunther, composer relève du même travail solitaire que l’écriture. Cela exige de la patience, de la précision et, surtout, une vision personnelle de l’articulation entre forme et émotion. Painting the Dream incarne cette approche. Son titre n’est pas une simple métaphore poétique: il en traduit littéralement l’esprit. L’album se déploie comme une suite de toiles, peintes non pas avec des pigments, mais avec des sons. La musique évoque moins le surréalisme qu’une forme d’hyperréalisme, où les dièses, les bémols et les accents rythmiques deviennent autant de couleurs et de textures. Tons chauds, dégradés froids, contrastes subtils: tout y naît du timbre, de l’harmonie et du phrasé. Au fil des treize morceaux, Gunther construit une véritable galerie d’impressions, conduisant l’auditeur à travers des jeux d’ombre et de lumière jusqu’à la pièce finale, où l’ensemble du tableau se révèle.
L’art derrière le son
On ne peut s’empêcher de penser ici aux Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Certes, la parenté se joue plus dans l’esprit que dans la forme. Comme Moussorgski, Gunther cherche à fusionner le visuel et le musical, à donner forme à l’expérience subjective. Chez le compositeur russe, l’intention était directe ; chez Gunther, elle est plus réflexive, plus méditative. Sa musique appelle une écoute active, une immersion patiente, une curiosité intellectuelle et sensorielle à la fois.
Sous cet angle, Gunther se rapproche de Wayne Shorter, en particulier de son ultime chef-d’œuvre, *Emanon*. Chez l’un comme chez l’autre, la composition devient un questionnement métaphysique. Leur musique ne se contente pas de décrire le monde: elle en invente un nouveau. Les mélodies de Gunther oscillent entre ordre et abstraction, entre structure et spontanéité, projetant une forme d’universalité intemporelle. C’est là, sans doute, le signe distinctif des grands compositeurs du XXe et du XXIe siècle: cette capacité à transformer la complexité en clarté, l’intellect en beauté. Une qualité que l’on retrouve chez des artistes comme Anthony Branker, Dave Liebman ou d’autres, pour qui la composition jazz est un acte philosophique, une manière de penser par le son.
Deux types de compositeurs
Pour saisir la profondeur du travail de Gunther, il faut admettre une distinction que seuls les musiciens comprennent vraiment. Il existe des compositeurs qui sont musiciens, leurs instruments ne sont que des outils, et des musiciens-compositeurs, pour qui l’instrument est indissociable de l’acte créatif. Miles Davis appartenait à cette seconde catégorie : sa trompette n’était pas un simple médium, mais une extension de sa conscience. Gunther s’inscrit dans cette lignée. Son saxophone ne se contente pas d’exécuter les notes: il modèle la pensée même qui les engendre. Sa composition naît d’une conscience physique de l’espace, du mouvement et de la résonance, à la fois tactile et cérébrale.
Cette dualité, entre intellect et instinct, entre architecture et improvisation, irrigue tout Painting the Dream. Le son de Gunther, à la fois lyrique et exploratoire, efface la frontière entre l’écrit et l’improvisé, entre la partition et la sensation. Son saxophone peut chuchoter comme un crayon sur le papier ou s’élancer comme une vague de couleur sur une toile. Chaque motif semble être le geste d’un peintre, une trace du mouvement de la main.
Une vision collective
Ce n’est pas un hasard si Gunther s’est entouré de collaborateurs qui partagent cette sensibilité picturale. La pianiste Dawn Clement, elle aussi compositrice, éclaire la musique d’une lumière harmonique pleine de délicatesse et de retenue. Son jeu révèle une compréhension intime de la démarche conceptuelle de Gunther, une démarche fondée sur l’empathie et l’espace. Par moments, sa voix devient un instrument supplémentaire, humanisant la texture sonore d’une clarté fragile et transcendante.
Le batteur Dru Heller complète le trio avec une sensibilité remarquable. Son jeu n’est jamais seulement rythmique, il est sculptural, dessinant la structure du son avec un équilibre subtil entre contrôle et liberté. En l’écoutant attentivement, on comprend combien ce trio fonctionne comme une entité organique: non pas la somme de trois instruments, mais la fusion de trois imaginaires. Malgré sa formation réduite, Painting the Dream sonne ample, presque orchestral, d’une grandeur discrète et d’une interaction constante.
Comprendre la genèse de cet album en révèle toute la portée. Gunther l’a conçu en hommage à son ami et collègue, le trompettiste Ron Miles, un artiste dont le lyrisme minimaliste a profondément marqué la scène jazz de Denver et bien au-delà. L’esprit de Miles plane sur tout le disque, non comme une élégie, mais comme une source d’inspiration, rappelant que la beauté naît souvent de la retenue.
Gunther puise aussi son inspiration dans une figure plus intime: sa mère, Judy Gunther, dont les peintures ornent la pochette de l’album. Son sens aigu de la couleur et de l’équilibre a façonné dès l’enfance la vision esthétique de son fils. En un sens, Painting the Dream est un dialogue entre générations, entre le son et l’image, la mémoire et la création. Le langage visuel de sa mère résonne dans la palette harmonique du fils, donnant à l’album son titre et sa raison d’être.
Le lien avec Denver
Au-delà du disque, John Gunther occupe une place essentielle dans l’écosystème du jazz du Colorado. Professeur à l’Université du Colorado à Boulder, il a guidé toute une génération d’improvisateurs vers des formes d’expression plus profondes, leur apprenant à concevoir la composition comme une extension naturelle de l’improvisation. Présence majeure de la scène de Denver, il relie la tradition à la recherche contemporaine, tissant un pont entre le passé du jazz et son esprit le plus expérimental.
Dans cette perspective, Painting the Dream n’est pas seulement un album: c’est une déclaration esthétique. Il incarne la conviction de Gunther que le jazz demeure un art vivant, capable d’absorber l’influence de la peinture, de la littérature ou d’autres disciplines sans jamais perdre son essence improvisée. C’est une musique qui invite à écouter non seulement avec les oreilles, mais aussi avec les yeux et l’imagination.
Entre beauté et expérimentation
Alliant la quête du beau à la curiosité du peintre, Painting the Dream occupe une place rare dans le jazz contemporain. À la fois accessible et exigeant, lyrique et cérébral, intime et cinématographique, il s’adresse à ceux qui cherchent autant le sens que le son, à ceux qui savent que la véritable création naît du dialogue entre le connu et l’inconnu.
Au fond, le rêve de Gunther n’est pas un refuge, mais un partage. Sa musique nous invite à voir, autant qu’à entendre, les possibilités infinies de la composition au XXIe siècle. À l’image des grands artistes qui l’ont inspiré, il peint non seulement ce qu’il voit, mais ce qu’il ressent. Et ce faisant, il nous rappelle que la musique, dans sa forme la plus profonde, n’est rien d’autre que l’art de transformer les rêves en couleurs.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 28th 2025
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Musicians :
John Gunther – soprano & tenor saxophones, flute, bass clarinet, electronics
Dawn Clement – piano, Fender Rhodes, voice, electronics
Dru Heller – drums & cymbals
Track Listing :
1 In Praise of Softness 4:23
2 Mother Juggler 4:47
3 In Motian 3:07
4 Two Steps Forward 5:14
5 Ron Song 5:03
6 Blues for Dru 6:47
7 Painting the Dream 5:44
8 Us 5:57
9 Turn About 6:32
10 Play Date 4:09
11 Elliptical Motion 5:32
12 When Time Stops 4:06
13 Bubbles 5:02
Music by John Gunther (John Gunther Music, BMI) except (2) by Ron Miles (Distance for Safety Music, BMI)
Produced by John Gunther
Recorded, mixed & mastered by Colin Bricker at Mighty Fine Productions, Denver, CO
Recorded on December 12, 13, 2024
Band photo by Seth Beamer Productions
Paintings by Judy Gunther
Cover design & layout by John Bishop
