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L’art du dialogue: Theo Croker et Sullivan Fortner, à la conquête de la liberté musicale.
Il est des moments dans le jazz où deux voix se rencontrent et où l’air, soudain, semble changer de densité. Les notes cessent d’être de simples mélodies pour devenir une conversation, mesurée, intime, illuminée par une compréhension mutuelle rare. Lorsque le trompettiste Theo Croker et le pianiste Sullivan Fortner unissent leurs forces, c’est précisément ce type d’alchimie qui se produit : la rencontre de deux esprits frères dont la complicité et la profondeur artistique transforment l’improvisation en révélation.
Ce qui naît de cette rencontre n’est pas seulement un album, mais un dialogue. Un dialogue enraciné dans vingt années d’amitié, dans la rigueur de la formation classique, et dans ce désir insatiable de pousser le jazz au-delà de ses propres frontières. Leur collaboration ressemble à une fusion de deux cultures, deux philosophies du son, mêlées avec élégance, intelligence et un profond respect pour la tradition qu’ils continuent de réinventer.
Une amitié forgée dans le son
L’amitié entre Croker et Fortner remonte à près de vingt ans, des années marquées par des jam sessions, des tournées, des nuits d’expérimentation et cette lente construction de la confiance artistique qui ne peut naître que dans la durée. Tous deux ont bâti des parcours distincts: Croker, trompettiste et compositeur visionnaire, maître dans l’art de mêler le lyrisme post-bop à une imagination afrofuturiste; Fortner, pianiste né à La Nouvelle-Orléans, dont la précision technique et l’imagination harmonique en ont fait l’un des musiciens les plus respectés de sa génération.
Leur longue histoire donne à ce nouveau projet une alchimie rare. Entre eux, tout circule naturellement: un phrasé, un accent, un silence, suffisent à se comprendre. Leur dialogue musical coule avec une aisance presque télépathique. L’un commence une phrase, l’autre la termine.
«On se connaît depuis si longtemps, dit Croker, que ce n’est plus une collaboration. C’est une conversation.» Mais cette conversation n’a pas jailli d’un coup.
La session abandonnée
Croker se souvient du moment où tout a commencé, et du moment où tout s’est arrêté. «Quand on a joué ces morceaux pour la première fois, ça sonnait fade, raconte-t-il. Pas parce qu’ils étaient mauvais, mais parce que le projet était trop sage. L’idée de départ, c’était d’enregistrer un ensemble de standards de jazz moderne, avec peut-être quelques reprises de chansons populaires. On est allés en studio, on a enregistré… puis on a tout mis de côté. On avait l’impression de répéter ce que d’autres avaient déjà fait cent fois.»
Fortner acquiesce: «Ce n’était pas nous, explique-t-il. C’était comme retourner à l’école. On a passé des années à jouer le grand répertoire américain. Ce sont de magnifiques chansons, elles nous ont beaucoup appris. Mais ce n’était pas forcément la musique qu’on voulait jouer sur scène. Ce qu’on fait aujourd’hui dépasse le jazz comme simple catégorie. La musique qu’on crée reflète toute la diaspora musicale noire américaine, le gospel, le blues, l’avant-garde, la rue, pas un seul genre.»
C’était une impasse, mais une impasse nécessaire. Certaines idées ont besoin de silence avant de devenir possibles.
Laisser le temps au temps
Dans le jazz comme dans la vie, les meilleures idées mûrissent dans le silence. «Parfois, confie Croker, il faut simplement laisser le temps faire son travail. On s’éloigne, et soudain, ce qui semblait forcé hier devient naturel aujourd’hui.»
Leur retour au projet s’est fait dans cet esprit: sans attente, sans contrainte, sans plan. Juste deux musiciens qui retrouvent le plaisir de jouer. «On a commencé petit, raconte Croker. Pour un morceau, on a décidé de le jouer vite. Pour un autre, on a choisi quatre notes qu’on ne jouerait pas. Pour un autre encore, je faisais des notes longues pendant que Sullivan jouait des notes brèves et rapides. Parfois je trouvais une mélodie et on voyait où ça nous menait. En une heure, c’était fait. C’est arrivé comme ça.»
Le processus, d’une simplicité apparente, traduisait en réalité deux vies entières de travail, d’écoute et d’improvisation: «Ça sonnait juste, dit Fortner. C’était comme si on s’entendait à nouveau pour la première fois.»
Au-delà du bruit de l’industrie
Ce qui rend cette collaboration fascinante, c’est autant son, son que son intention. À une époque où l’industrie musicale privilégie souvent la gratification immédiate et les logiques d’algorithme, le projet de Croker et Fortner a quelque chose de radical: il refuse le compromis. C’est une musique faite pour penser, pour écouter, pour ressentir, non pour plaire à tout prix, mais pour exister pleinement.
Le résultat évoque l’audace du jazz avant-gardiste des années 1960, mais demeure profondément contemporain. On y perçoit l’écho de la formation classique, le rythme de La Nouvelle-Orléans, la sérénité du jazz spirituel. Mais surtout, on y entend deux artistes affranchis des attentes, créant pour le simple plaisir de créer, parce que la création reste, au fond, l’acte de résistance le plus sincère.
Leur musique devient une méditation sur la liberté: liberté vis-à-vis des genres, des hiérarchies, de la nécessité de se justifier. «Il ne s’agit pas de prouver quoi que ce soit, dit Croker. Il s’agit de se souvenir pourquoi on joue, pour se connecter, pour écouter, pour refléter quelque chose de plus grand que soi.»
Le moment du vol
En les écoutant, on comprend que l’essence du jazz réside encore dans la conversation, dans le courage de parler, de répondre, de contredire, de se retrouver. Leur musique se déploie comme un vol d’oiseaux : deux trajectoires qui se croisent, se séparent, reviennent l’une vers l’autre, et s’unissent à nouveau dans la lumière.
Dans ce mouvement, il y a la vérité de leur art: il est vivant. Il respire, il change, il interroge. Chaque note semble poser une question au monde, puis en apaiser la réponse. Pour l’auditeur, c’est un rappel de ce que la musique peut encore accomplir, à une époque saturée de bruit et de distraction: elle peut nous obliger à écouter de nouveau.
Réflexion: le courage d’être libre
Lorsque les dernières notes s’éteignent, il ne reste pas un sentiment d’achèvement, mais de continuité. Le dialogue entre Croker et Fortner ne s’arrête pas avec la fin de l’album: il se poursuit dans le silence, dans les pensées qu’il suscite, dans le désir qu’il réveille.
Leur collaboration est une œuvre d’inspiration, destinée à ceux qui recherchent la substance, à ceux qui se souviennent que le jazz n’a jamais été une formule mais un échange. Elle évoque la joie pure de découvrir, adolescent, une partition contemporaine inconnue, et d’y trouver à la fois le mystère et la beauté.
Theo Croker et Sullivan Fortner nous rappellent qu’être artiste, c’est accepter le risque. Ils n’offrent pas de divertissement, mais une expérience. Non une fuite, mais une réflexion. Dans un monde de plus en plus enfermé dans ses conventions, leur dialogue ouvre une fenêtre, large, lumineuse, sur ce à quoi peut encore ressembler la liberté.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 15th 2025
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Musicians :
Theo Croker trumpet
Sullivan Fortner piano
Track Listing :
01 A Prayer for Peace 02:54
02 First Light 03:02
03 We Laugh Because We Must 02:01
04 Midnight Bloom 01:24
05 The Space Within 02:05
06 Let the Quiet Speak 01:57
07 Open Palms 03:43
08 Light Remains 05:53
09 Beneath the Noise 03:18
10 Mouth Full of Sky 03:25
11 Grace Is Not Gentle 01:55
12 As We Are 05:10
13 Then We Danced 03:47
14 Here and Now 02:50
#1 composed by Theo Croker, all other tracks are improvisations
Recorded June 6, 2023 at The Bunker Studio, Brooklyn, NY
Recorded by Todd Carter
Mixed by Todd Carder
Mastered by Klaus Scheuermann
Produced by Theo Croker & Sullivan Fortner
Photo by @ogata_photo
Cover design by Siggi Loch
Spiral motif used under license from Giorgio Morara Alamy (vector graphic)