Interview du Skylark Quartet

Skylark Quartet – Interview

Interview du Skylark Quartet

By Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio

Skylark Quartet: Entre tradition et voyage, une voix européenne du jazz.

La scène jazz européenne a toujours prospéré grâce aux croisements culturels, là où la tradition rencontre l’expérimentation, où les histoires se transforment en sons. Peu d’ensembles incarnent cet esprit avec autant d’éclat que le Skylark Quartet. Leur dernier album, Luna Rossa al Belvedere, n’est pas seulement un disque, c’est un carnet de voyage en textures. Ancré dans le jazz américain, il navigue à travers des couleurs méditerranéennes, des influences de musiques du monde, et même quelques touches de pop, créant un paysage sonore à la fois familier et étonnamment nouveau.

Ce qui rend Skylark particulièrement captivant, c’est leur sens de l’indépendance: chaque instrument suit sa propre trajectoire mélodique, comme des personnages de film, tout en tissant un récit collectif. Au cœur de cette approche se trouve le guitariste et compositeur Samuele Sorana, rejoint par le saxophoniste Patrick Joray, le contrebassiste Tobias Melcher et le batteur Marton Juhasz: quatre voix qui convergent vers une seule histoire.

Je me suis entretenu avec le quartet pour explorer leur alchimie créative, les racines de leur inspiration et les parcours personnels qui les ont menés jusqu’ici.

La rencontre et la naissance de Skylark

Thierry de Clemensat: La première question qui vient à l’esprit en regardant vos biographies est simple: comment vous êtes-vous rencontrés, et qu’est-ce qui vous a réunis pour former ce quartet?

Skylark Quartet: Nous avons tous étudié au Jazz Campus de Bâle, certains dans un cursus plutôt qu’un autre, mais c’est bien dans cette institution renommée que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Comme nous passions énormément de temps dans les locaux du campus, il n’a pas fallu longtemps avant que nous commencions à jouer ensemble. Samuele et Patrick jouaient déjà ensemble depuis un certain temps; en fait, dès leur première rencontre, au début de leurs études, ils ont commencé à improviser et à répéter ensemble.
Quand Tobias a rejoint le campus un an plus tard, la connexion s’est faite immédiatement et nous avons commencé à jouer en trio. Marton avait toujours été l’un des batteurs les plus réputés du Jazz Campus, et lorsque le moment est venu pour le concert de fin d’études de Samuele, il a décidé de nous réunir tous les quatre. Ce fut la toute première fois que le groupe monta sur scène devant un public. Le nom Skylark Quartet est venu plus tard, lorsque Tobias choisit d’utiliser la même formation pour son propre récital final l’année suivante. À ce moment-là, il était clair que le groupe prenait forme en tant que projet collectif, et qu’il lui fallait un nom.

Un jazz cinématographique et une alchimie collective

Thierry de Clemensat: Beaucoup de groupes de jazz mettent l’accent sur la conversation mélodique, se passant les thèmes d’un instrument à l’autre. Dans Luna Rossa al Belvedere, chaque instrument semble pourtant tracer son propre arc mélodique, créant quelque chose d’assez cinématographique. Était-ce intentionnel, ou simplement l’alchimie de votre groupe?

Skylark Quartet: C’est définitivement les deux. Avec les années, chacun de nous connaît de mieux en mieux son rôle dans le groupe et la manière dont il peut s’exprimer au mieux, mélodiquement, à l’intérieur de l’ensemble. C’est ce sentiment de liberté: prendre une décision musicale sur l’instant, et déjà savoir qu’elle sera accueillie, parce que nous écoutons tous et allons dans la même direction. Cela vient d’une confiance mutuelle très forte, créée par le travail et la persévérance, et qui peut encore grandir.
D’un autre côté, dans Luna Rossa al Belvedere, il y a aussi des arrangements écrits et pensés à l’avance, où les instruments jouent des lignes mélodiques précises et préparées.

Samuele Sorana: La mélodie comme boussole

Thierry de Clemensat: Samuele, en tant que guitariste et compositeur, votre musique reflète un profond amour de la mélodie, mais vous laissez aussi à vos partenaires une grande liberté dans les arrangements. Est-ce dans ces moments, pendant les répétitions et les ajustements, que naît la magie de Skylark, ce qui distingue votre travail dans le paysage jazz actuel?

Samuele Sorana: Absolument. Apporter une nouvelle composition ou un nouvel arrangement en répétition avec Skylark est toujours un moment magique. Quand j’écris pour le groupe, j’aime suivre deux approches: parfois, j’imagine directement le son de mes partenaires et j’essaie d’écrire quelque chose qui s’inscrit dans leur territoire, pour qu’ils puissent s’exprimer pleinement. D’autres fois, je préfère faire exactement l’inverse: écrire quelque chose qui n’est pas pensé pour eux, parce que je sais qu’ils vont se l’approprier et y ajouter leur propre couleur. C’est souvent de là que vient la magie: même si mon esthétique musicale et mon sens de la mélodie restent présents, la composition finale prend une couleur unique grâce à l’interprétation de chacun.
En répétition, nous échangeons constamment idées et retours; de nouvelles possibilités s’ouvrent, des découvertes se font que je n’aurais jamais imaginées seul. Mais pour moi, les moments les plus magiques restent ceux de la scène: quand les morceaux sont pleinement intégrés par chacun et que nous n’avons plus besoin de partitions (une règle que nous nous sommes fixée pour les concerts). Ainsi, même les morceaux joués et rejoués prennent toujours de nouvelles formes et de nouvelles directions.

Patrick Joray: Du ukulélé au saxophone

Thierry de Clemensat: Patrick, votre parcours a commencé avec le ukulélé, puis la guitare classique, avant la découverte du saxophone et du jazz après l’écoute de Blue Train. Comment ce chemin singulier influence-t-il le langage émotionnel et improvisé que vous apportez au quartet?

Patrick Joray: J’ai grandi dans une famille musicale. La musique était toujours présente à la maison: mon père avait une grande collection de disques, ma mère enseignait la guitare et le ukulélé. Mon grand frère s’est mis à la musique très tôt, ce qui m’a poussé à commencer par le ukulélé et la guitare, avant de passer au saxophone. Dès le début, la musique a eu pour moi une dimension très émotionnelle. Je me souviens avoir écouté Robbie Williams, Michael Jackson, les Red Hot Chili Peppers, Shakira… J’aimais simplement écouter de la musique. À 12 ans, j’ai rejoint l’harmonie municipale et découvert pour la première fois ce que c’est que d’être assis au cœur d’un nuage sonore puissant. J’adorais tellement ça que je comptais les jours jusqu’à la prochaine répétition, écoutant sans cesse les enregistrements jusqu’à connaître chaque arrangement par cœur. Ces expériences ont façonné ma manière d’appréhender la musique émotionnellement. Cela influence naturellement les mélodies que je crée, les sons qui m’attirent et la façon dont je les exprime au saxophone.
Mon langage improvisé s’est ensuite nourri de l’écoute des maîtres du jazz — leur manière de jouer, d’interagir et de réagir en groupe. J’ai beaucoup de gratitude pour tous les professeurs que j’ai eus. Mon vrai parcours a commencé avec Blue Train de John Coltrane, qui m’a totalement aspiré dans l’univers du jazz. Depuis, je n’ai cessé d’explorer ce que l’improvisation signifie pour moi et comment je veux l’aborder — un processus qui continue chaque jour.

Tobias Melcher: Le contrebassiste mélodique

Thierry de Clemensat: Tobias, critiques et mentors décrivent votre jeu comme lyrique et inclusif. Comment votre approche de la contrebasse, plus mélodique que purement rythmique, façonne-t-elle le dialogue au sein du quartet?

Tobias Melcher: J’ai toujours été attiré par les musiciens qui abordent la musique de façon mélodique. Les lignes de basse de Paul McCartney, avec leurs mondes cachés à découvrir, ou les improvisations et l’accompagnement subtil de Charlie Haden, ont façonné ma manière d’écouter et de jouer. Ce qui me fascine le plus, c’est le moment où la frontière entre accompagnement et solo s’efface, et où une ligne devient à la fois fondation et expression. Dans cette optique, on réalise vite à quel point le choix des notes influence tout le groupe. Je suis profondément inspiré par les contrebassistes qui explorent cela en profondeur. Cette approche, je crois, peut apporter profondeur, nuances et émotion — offrant à la fois aux musiciens et aux auditeurs de nouvelles strates à découvrir dans notre musique.

Marton Juhasz: Des rythmes sans frontières

Thierry de Clemensat: Marton, votre parcours passe par Berklee, des projets primés et une reconnaissance comme l’un des grands musiciens de jazz hongrois. Comment votre sens du rythme et votre expérience de compositeur influencent-ils la manière dont se déploie la musique de Skylark?

Marton Juhasz: Tout d’abord, la musique, les morceaux me parlent par leur lyrisme maîtrisé mais sincère, et j’ai une totale liberté pour les jouer et les orchestrer à ma guise. Ce serait déjà très amusant, mais ce qui rend ce projet exceptionnel pour moi, c’est l’interaction détaillée et très étroite entre nous. J’adore accompagner dans ce cadre. J’ai le sentiment de pouvoir utiliser 100% de ma créativité, en ayant la certitude que le groupe réagira et fera de la musique quoi qu’il arrive.

L’Autriche comme inspiration

Thierry de Clemensat: Votre nouvel album s’inspire de votre tournée autrichienne de 2023. Pour un public moins familier avec l’Autriche et son engouement pour le jazz, où cette influence se fait-elle le plus ressentir dans vos morceaux?

Skylark Quartet: C’est difficile à dire. Disons plutôt ceci: les morceaux de notre tournée en Autriche n’ont pas été écrits dans l’idée “nous allons jouer en Autriche”, mais plutôt “nous allons jouer avec Matthieu Michel”. Nous avons vraiment abordé cette tournée comme une expérience — un moyen de comprendre si l’ajout d’un élément extérieur comme Matthieu apporterait une nouvelle énergie et de nouvelles influences.
Comme la tournée avec Matthieu fut un vrai succès, et vu la manière naturelle dont il s’est intégré au groupe, nous avons décidé d’emmener ce répertoire en studio. Il faut aussi rappeler que Matthieu Michel est une figure très appréciée en Autriche, où il est actif musicalement depuis de nombreuses années. Le public autrichien a donc accueilli sa présence sur scène avec enthousiasme.

Le nom du quartet

Thierry de Clemensat: “Skylark” est un nom évocateur, mais aussi ambigu. Un oiseau? Une référence à un standard? Ou autre chose? Comment l’avez-vous choisi?

Skylark Quartet:
Il y a eu une période où nous étions obsédés par le standard Skylark. Nous le jouions presque tout le temps — au moins une fois par répétition, et il figurait toujours dans nos concerts. Comme pour toute recherche de nom, nous avons exploré mille idées, jusqu’au jour où nous nous sommes dit: “Puisque nous aimons tant ce standard, pourquoi ne pas appeler le groupe Skylark Quartet?”
Nous sommes tous amoureux de la nature et des animaux, et en découvrant qu’une alouette (skylark en anglais) est un oiseau doté d’une voix forte et mélodieuse, le choix nous a semblé évident. Aujourd’hui, l’alouette est devenue un symbole récurrent dans nos albums: dans Risveglio, il y avait quatre alouettes, tandis que dans Luna Rossa al Belvedere, avec l’ajout de Matthieu, elles sont cinq. Et nous adorons garder ce format.

La musique comme reflet et expérience

Thierry de Clemensat: En regardant la liste des morceaux, on perçoit des thèmes de réflexion et de moments vécus. Cela signifie-t-il que tout ce que vous rencontrez en tournée — paysages, conversations, humeurs passagères — peut déclencher une nouvelle composition?

Skylark Quartet: Certainement. Puisque notre répertoire est constitué des compositions de Samuele et Tobias, les histoires derrière les morceaux et leurs titres sont directement liées à leurs expériences et émotions personnelles. Dans tous les cas, nous essayons de puiser notre inspiration partout: un moment particulier, une rencontre, la découverte de quelque chose de nouveau, et pourquoi pas — même un sentiment de découragement. Tout n’a pas besoin d’être positif pour déclencher un processus créatif. La composition est un outil pour transmettre des émotions, et si on l’utilise comme exutoire, pour exprimer et traiter ce qu’on ressent, il y a de grandes chances que quelque chose de valeur en ressorte.
Nous pensons aussi que parfois les compositions, ou même simplement l’idée initiale qui guidera la pièce, surgissent d’elles-mêmes, presque comme par magie. Elles apparaissent dans des moments de connexion profonde avec soi-même, quand on est éloigné de ce qui nous trouble et qu’on peut vraiment écouter son intériorité.

Une place dans le jazz européen

Thierry de Clemensat: Enfin, où vous situez-vous aujourd’hui sur la scène jazz européenne? Comment équilibrez-vous le respect de la tradition avec l’élan vers l’innovation?

Skylark Quartet: Il est difficile de dire ou d’imaginer où nous serons sur la scène jazz européenne. Le monde musical est de plus en plus encombré: de plus en plus de gens veulent en faire partie, se faire connaître et partager leur travail. Nous pensons que la meilleure chose à faire est de continuer sur notre chemin, rester nous-mêmes, et écrire une musique belle et honnête. Rien que cela, si c’est bien fait, est déjà beaucoup.
Bill Evans disait, dans une interview, que l’essentiel pour lui était de toujours prendre soin de la musique à 100%, et que si c’était fait honnêtement, la vie le récompenserait. Nous pouvons le confirmer: le travail fourni ces dernières années nous a déjà ouvert des tournées, deux albums, et nous pensons que ce n’est qu’un début. Nous espérons jouer de plus en plus à travers l’Europe.
Quant à la tradition, c’est quelque chose que chacun de nous respecte profondément. C’est un socle que nous continuons d’étudier assidûment et qui reste présent dans notre langage musical. La tradition nous a donné les fondations solides pour devenir de bons musiciens, et l’innovation ne peut exister que bâtie sur cette base. Un musicien qui se dit innovant, mais qui saute l’étape essentielle de la maîtrise de la tradition pour aller directement vers le moderne, risque de manquer de crédibilité. Pour nous, innover ne signifie pas forcément créer quelque chose qui n’a jamais existé, car au fond tout vient toujours de quelque chose. Innover, c’est créer quelque chose de personnel, qui résonne chez l’artiste et soit authentique.

Thierry de Clemensat: Merci infiniment d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.

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