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Heather McKay : le parcours d’une guitariste multiculturelle trouve sa voix dans un nouvel album éblouissant.
Par bien des aspects, Heather McKay a déjà vécu plusieurs vies musicales. Elle a traversé le rock et le rhythm and blues, s’est immergée dans les grooves du gospel et des danses caribéennes, a exploré les subtilités du jazz brésilien, et rejoint des ensembles nourris de traditions africaines ou de structures persanes. Au Kennedy Center, elle a prêté sa guitare à des projets qui bâtissaient des ponts entre les cultures; au Smithsonian, elle s’est inscrite dans l’histoire même de la musique américaine. Dire qu’elle est éclectique est vrai, mais bien trop limité. L’expression la plus juste serait sans doute celle-ci: McKay est une collectionneuse de traditions, une écouteuse attentive qui puise l’essence de chaque style rencontré et qui, plutôt que de l’imiter, l’intègre pour transformer son propre langage musical.
Ce long chemin trouve aujourd’hui un jalon décisif. À la fin du mois de septembre, McKay publiera un nouvel album qui condense des décennies de curiosité, de travail et de conviction tranquille. En surface, le projet pourrait être classé dans la catégorie du jazz latin. Mais dès les premières notes, l’évidence s’impose: cet album refuse les étiquettes. Les rythmes latins y sont indéniables, mais ils fonctionnent davantage comme un point de départ que comme un aboutissement. Dans ces compositions, on entend tout le spectre de la carrière de McKay, des éclairs de l’intensité rock, la chaleur du gospel, l’audace de la fusion, la poésie rythmique de la musique brésilienne. Par moments, l’ombre de Santana affleure, mais McKay ne retient pas la flamboyance: elle choisit au contraire la subtilité et l’art du tissage des cultures.
Ce qui rend l’album si captivant, c’est l’équilibre entre sophistication et accessibilité. McKay n’écrit pas comme une guitariste obsédée par son instrument. Elle écrit comme une compositrice qui embrasse l’orchestre tout entier des possibles. Chaque pièce donne de l’espace aux voix multiples, cuivres, percussions, piano, basse, dans un tissu sonore où la guitare s’insère souvent avec discrétion, guidant sans dominer. Sa maîtrise ne réside pas dans l’ostentation virtuose, mais dans l’art de créer des dialogues instrumentaux qui semblent s’épanouir au fil de l’écoute.
L’auditeur, souvent sans s’en rendre compte, se surprend à sourire. Les morceaux sont vibrants, vivants, et forment une invitation au voyage. C’est une musique qui vous entraîne ailleurs : vers des géographies lointaines, des cultures encore inconnues, des rythmes à la fois étrangers et familiers. C’est aussi une musique qui se savoure à répétition: chaque écoute révèle un détail nouveau, un détour harmonique caché. On termine l’album avec une gratitude mêlée de regret, gratitude pour l’art, regret de ne pas pouvoir le vivre dans l’instant, sur scène, en concert.
Ce projet, McKay ne l’a pas précipité. Après vingt-cinq ans de musique en groupe, elle a choisi de ralentir et de se consacrer à la composition. Elle voulait écrire une musique qui reflète pleinement la diversité de ses expériences, un album capable d’intégrer les styles qu’elle avait étudiés. L’idée n’était pas seulement d’enregistrer un disque de jazz latin, mais de créer des pièces rythmiquement variées et structurellement riches: capables de danser en 4/4 comme de se déployer dans des mesures plus complexes, capables d’évoluer dans le temps sans jamais se figer.
Le processus a pris des années. Les compositions ont changé, grandi, parfois mises de côté puis reprises sous une autre forme. En chemin, McKay a sollicité ses liens avec la scène musicale de Washington, collaborant avec certains des musiciens les plus accomplis de la région. Leurs empreintes traversent tout l’album, non pas pour l’éclipser, mais pour enrichir sa voix et faire de ce projet autant une création collective qu’une déclaration personnelle. Plusieurs d’entre eux accompagnent aujourd’hui le Heather McKay Project, à la fois sur le disque et sur scène.
Ce qui en résulte dépasse la simple collection de morceaux. C’est à la fois l’aboutissement d’une vie d’apprentissage et le début d’un nouveau chapitre. Car McKay a toujours été une musicienne aux multiples facettes, comme en témoigne son impressionnant parcours: Alfredo Mojica (jazz latin), 2 Funkin Heavy (rock, rhythm and blues), Trio de Janeiro (jazz), Windspirit (fusion), Origem (jazz brésilien), Caribash (musiques afro-caribéennes), Winfield Parker (gospel), et le Said Orchestra (musique persane). Peu de guitaristes peuvent afficher une telle diversité, et encore moins prétendre avoir étudié chaque tradition assez profondément pour en comprendre la logique intime. McKay l’a fait, et on en entend les fruits tout au long de cet album.
La comparaison avec Mike Stern peut venir à l’esprit: lui aussi a bâti son univers sur la superposition d’influences. Mais là où Stern privilégie l’intensité, McKay choisit la subtilité. Son multiculturalisme n’est pas proclamé en majuscules: il s’écoule naturellement, comme si cette synthèse allait de soi. Réduire ce disque au seul jazz latin serait trompeur: il y a, disséminés ici et là, des hommages discrets à d’autres idiomes, intégrés avec tant de naturel qu’ils deviennent moins des citations que des résonances.
Au fond, cet album échappe aux classifications parce qu’il ne parle pas de genre: il parle de vision. Heather McKay a pris la route longue, et la récompense est un disque lumineux, intelligent et profondément humain. Ce n’est pas un «classique» au sens canonique du terme, mais il l’est dans l’autre sens du mot: un art qui dure, qui invite à revenir, qui gagne en profondeur au fil du temps.
Là où la beauté de l’art rencontre l’art de la beauté, l’auditeur est convié à contempler l’expérience. Il suffit d’ouvrir ses oreilles. Le voyage commence.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 11th 2025
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Musicians :
Heather McKay, guitar
Peter Fraize, sax
Leland Nakamura, drums
Attila Molnar, Keuboard & Engineer
Leonardo Lucini, bass
Bruno Lucini, percussions
Track Listing :
You Make Me Smile
Boo
Narraguagus
Eleven Reasons Why
The Playground
Run
Things That Were Said
Kenyan Moon
Lucini in the Park