Un entretien avec le pianiste Joe De Gregorio

Joe De Gregorio

A Cross-Continental Jazz Journey: A Conversation with Pianist, Composer and Educator Joe De Gregorio

By Thierry De Clemensat
Member, Jazz Journalists Association
Editor-in-Chief, Bayou Blue Radio
U.S. Correspondent – Paris-Move/ ABS Magazine/ Jazz Fuel

Pour les musiciens européens qui aspirent à une carrière internationale, le chemin est rarement linéaire. Pour le pianiste, compositeur et pédagogue italien Giuseppe De Gregorio, alias Joe De Gregorio, le voyage l’a mené de Rome à New York.

D’abord en tant qu’étudiant passionné, avec des étapes formatrices au Conservatoire Van Amsterdam (Pays-Bas), au Conservatoire “La Méditerranée” de Perpignan (France), à l’Académie de Musique et de Théâtre de Göteborg (Suède), à la New School for Jazz and Contemporary Music de New York, ainsi qu’au Berklee College of Music de Boston (États-Unis).
Puis, en tant que professionnel à temps plein et soliste de jazz internationalement récompensé, Joe a vu sa carrière s’épanouir sur trois continents, se produisant dans des clubs et festivals de jazz à Rome, Paris, Barcelone, Casablanca, Monte-Carlo, Detroit et New York.
Aujourd’hui, De Gregorio se tient comme un pont entre les cultures, canalisant à la fois le lyrisme européen et l’âme du jazz américain.

Nous avons rencontré Joe De Gregorio pour parler de ses racines artistiques, de son dernier album, Interrogations and Investigations, et de la manière dont il navigue dans le monde en constante évolution du jazz moderne.

Thierry De Clemensat (TDC): Joe, merci de prendre le temps de parler avec nous. Commençons par Rome, une ville que je connais et admire profondément. Pour un artiste comme vous, grandir dans ce qui est essentiellement un musée à ciel ouvert a dû avoir une influence profonde. Comment la ville a-t-elle façonné votre vision artistique?

Joe De Gregorio: C’est un réel plaisir pour moi d’être avec vous aujourd’hui, Thierry.
Être né à Rome a profondément influencé ma relation avec la beauté pure. Dans mon enfance, en plus de jouer de la musique, je dessinais beaucoup. C’est ainsi que j’ai développé une sensibilité aiguë aux formes visuelles et aux couleurs. Les arts visuels et l’architecture romains ont inconsciemment et profondément influencé mon travail artistique ; par exemple, dans la manière dont j’aborde et organise l’architecture sonore des matériaux avec lesquels je choisis de travailler, dans ma recherche d’une certaine rondeur dans mon toucher pianistique ainsi que dans la quête de mouvements harmonieux dans mes gestes physiques à l’instrument.
Rome offre une variété infinie de formes luxuriantes à travers ses bâtiments historiques emblématiques, ce qui m’évoque non seulement une sensation visuelle, mais aussi une expérience sonore, d’une certaine manière. En d’autres termes, Rome m’a enseigné que ma musique, plus que toute autre chose, doit transmettre un sentiment de beauté intrinsèque.

TDC: Vous avez commencé vos études musicales en Italie, puis les avez poursuivies aux Pays-Bas, en France, en Suède et aux États-Unis. Quelles sont les principales différences dans l’enseignement musical entre ces pays? Et comment ces expériences variées ont-elles façonné votre carrière?

Joe De Gregorio: Être exposé à cinq systèmes éducatifs culturels différents (italien, néerlandais, français, suédois et américain) a été extrêmement stimulant. Cela m’a obligé à déconstruire l’état d’esprit propre à chaque culture pour pouvoir en absorber pleinement les nutriments positifs.
Je décrirais l’approche italienne comme profondément ancrée dans l’émotion d’une poésie chantable (cantabile). L’approche néerlandaise mettait l’accent sur l’importance du rythme dans l’expression du jazz. L’approche française m’a semblé extrêmement organisée, plutôt rationnelle et quelque peu rassurante. L’approche suédoise offrait un mélange des trois précédentes, équilibrant la liberté (le chaos créatif) et la discipline tout en suggérant l’usage de l’espace comme un composant clé en musique (par exemple, les enregistrements ECM). Enfin, l’approche américaine peut se résumer comme une expérience “créole” contagieuse, reflet du creuset multiculturel de la société américaine, directement responsable de la naissance du jazz sur le sol américain (je soutiens souvent que le jazz est un don divin fait à l’Amérique, destiné à édifier la société américaine selon les idéaux défendus dans sa constitution).

TDC: En regardant vos premières vidéos et performances en ligne, j’ai remarqué une volonté claire de vous immerger dans l’idiome du jazz américain. Alors que de nombreux artistes européens cherchent à préserver leurs sensibilités continentales, vous semblez avoir embrassé les deux. Dans votre album Interrogations and Investigations de 2024, la fusion entre élégance européenne et intensité américaine semble naturelle et fluide. Comment êtes-vous parvenu à cet équilibre musical?

Joe De Gregorio: Avant tout, merci de me faire me sentir pleinement compris en tant qu’artiste ; votre reconnaissance attentive capture avec justesse l’essence de la tension spirituelle qui habite “mon jazz”. Pour répondre à votre question, j’aimerais utiliser la métaphore d’un arbre en bonne santé : pour qu’un arbre ait de longues branches capables de s’étendre loin du tronc tout en portant des fruits abondants, ses racines doivent s’enfoncer profondément dans le sol pour en absorber les nutriments.
C’est mon effort quotidien: la recherche des racines du jazz. Dans cet enracinement, je trouve les véritables nutriments (l’inspiration) et, ultimement, la liberté de m’étendre, afin d’apporter ma contribution personnelle à cet héritage. Je considère que le germe de toute innovation future est toujours contenu dans la semence de ses origines.

TDC: Vous avez dit que la musique influence votre personnalité et vous aide à mieux vous comprendre. Pouvez-vous nous parler de ce processus d’introspection à travers la musique?

Joe De Gregorio: Quelle magnifique question. La vie, la musique en général, et le jazz en particulier, sont l’art d’équilibrer les opposés. En tant que compositeur formé à la musique classique, ma matière préférée a toujours été le contrepoint. Le principe fondamental du contrepoint est d’enrichir une idée musicale par contraste, à l’aide de son pôle opposé.
Voici un exemple: si dans une invention à deux voix (comme celles de Bach), la note supérieure (la mélodie) est statique, la meilleure manière pour la deuxième voix de la compléter est d’introduire du mouvement. En tant qu’êtres humains, nous sommes remplis de voix intérieures opposées, de sentiments contradictoires et d’idées conflictuelles, qui, si elles ne sont pas harmonisées, peuvent générer une cacophonie intérieure destructrice. La pratique musicale nous enseigne comment réconcilier ces oppositions et les amener à une harmonie cohérente.
La musique est essentiellement un miroir – un révélateur de notre nature profonde. Mieux encore: le jazz, en tant que pratique collective d’improvisation, nous apprend à équilibrer nos contradictions intérieures, même à travers les frictions avec celles des autres.
Une telle expérience créative et cathartique permet à l’humanité de trouver ENSEMBLE (“We the People”) un sentiment global d’unité à travers l’exploration de formes communes.

TDC: Lorsque vous décrivez le jazz comme un cadeau à partager, cela rappelle les propos de grands noms comme Miles Davis, Joe Zawinul ou Wayne Shorter. Diriez-vous qu’il y a aussi une dimension intellectuelle, voire politique, dans le jazz – un engagement au-delà de la musique elle-même?

Joe De Gregorio: Absolument. Le jazz est un état d’esprit et un style de vie qui transcende la musique, fondé sur l’ouverture au monde et l’engagement social. En tant que musicien itinérant, j’ai vécu dans sept pays au cours des quinze dernières années, développant une aisance dans quatre langues. Cette exposition multiculturelle m’a permis d’interagir avec des personnes du monde entier et a forgé en moi une nouvelle identité que je qualifierais de “citoyen du monde”.
À travers le jazz, je me vois comme un ambassadeur du changement global, incarnant des idéaux promouvant une citoyenneté mondiale. C’est ainsi que le jazz peut contribuer à résoudre nos défis planétaires : en devenant un outil de construction pour une véritable société globale.

TDC: Votre dernier album s’ouvre sur Lonely Heart, un morceau qui met immédiatement en lumière votre don pour la mélodie. Cette force mélodique traverse tout le disque. D’où vient cette capacité à créer des thèmes riches et émotionnellement puissants?

Joe De Gregorio: Je peux assurément dire que les gènes musicaux sont dans mon ADN. J’ai grandi dans une famille musicale, constamment entouré d’activités d’écoute ou de pratique musicale. Ma mère était une âme extraordinairement douée; pianiste amateure et enfant prodige du chant, elle avait l’oreille absolue. Elle a commencé à se produire à 5 ans en chantant les airs d’opéra italiens populaires, accompagnée à l’accordéon par son frère aîné (mon oncle Franck), également un enfant prodige. Ensemble, ils formaient un duo assez célèbre.
Franck fut mon premier modèle-mentor musical dès l’âge de trois ans. Mon père a aussi énormément contribué à mon éducation musicale; passionné de musique, il écoutait religieusement du jazz et de la musique classique sur vinyle tout en fumant son cigare Toscan comme un rituel sacré après le déjeuner. Ajoutez à cela le fait d’être né dans le pays du bel canto: la cerise sur le gâteau.

TDC: Votre sonorité reflète clairement une sensibilité jazz américaine – on croirait entendre un set dans un des meilleurs clubs de New York. Cela découle-t-il davantage de votre formation académique ou de vos collaborations avec des légendes comme Ron Carter ou Peter Erskine?

Joe De Gregorio: La musique est avant tout le fruit de relations, à la fois entre les sons et entre les personnes qui les façonnent. Ma musique naît essentiellement de quatre grandes sources sonores.
La première est constituée des sons que j’absorbe lors de mes explorations musicales personnelles quotidiennes.
La deuxième provient des sons que je capte auprès d’autres humains, en jouant en public ou en studio.
La troisième source sonore est la vibration que je reçois de l’audience pour laquelle je joue; sa fréquence spécifique peut m’inspirer.
La quatrième et plus importante source est l’Esprit de la Présence de Dieu (le silence créatif). Keith Jarrett l’a dit ainsi: “de la même manière que les bébés ne viennent pas des bébés, la musique ne vient pas de la musique, mais du silence.”

TDC: Que pensez-vous de la scène jazz actuelle aux États-Unis? On y observe une vague excitante de jeunes talents. Comment voyez-vous l’avenir du jazz?

Joe De Gregorio: Je suis assez préoccupé par la jeune scène actuelle et son approche de la musique. Trop souvent, elle cherche à impressionner le spectateur par une démonstration égotique de virtuosité (via une profusion inutile de notes) au lieu de sacrifier l’ego pour favoriser l’esprit de “coopération” qui a toujours caractérisé les groupes les plus influents de l’histoire du jazz (comme les quintets de Miles Davis, le trio de Keith Jarrett, le quartet de John Coltrane, etc).
Le monde actuel, de plus en plus dominé par les écrans, transforme les êtres humains en animaux visuels distraits, ayant perdu une grande part de leur capacité d’écoute. L’expérience visuelle a supplanté l’expérience sonore. Le “buzz” artificiel de la célébrité sur les réseaux sociaux annihile ce qui devrait rester central dans le jazz: LE SON PUR ET RIEN D’AUTRE.
Le déferlement de contenus sur le web nous pousse à chercher des moyens visuels pour capter l’attention d’un public distrait. À l’âge d’or du jazz (et de la musique en général), quand seul le son comptait, les musiciens pouvaient bénéficier de contrats de résidence ou de longues tournées permettant à de vrais groupes de se former, de durer et de développer une sonorité distinctive.
Aujourd’hui, le manque d’engagements à long terme transforme la scène jazz en jam session permanente, où le récit “all-star” prime. Les musiciens privilégient la notoriété individuelle et changent fréquemment de partenaires. Les vrais groupes sont devenus rares, même dans la pop. Et par conséquent, les musiciens développant une identité sonore forte sont eux aussi rares. Mais il reste des exceptions. Un bon exemple? Le groupe Vulfpeck, qui prouve qu’il y a encore de l’espoir, car un grand groupe, c’est encore… la classe.

TDC: Vous partagez votre temps entre l’Europe et les États-Unis. Jouer devant des publics différents a-t-il modifié votre manière de jouer? Y a-t-il des différences notables entre les auditoires américains et européens ?

Joe De Gregorio: Selon mon expérience, les publics européens peuvent être plus “intellectuels” ou dans le jugement, alors que les publics américains sont souvent plus ouverts d’esprit. Peu importe le public, une performance en direct est toujours le fruit d’une co-création entre le subconscient du musicien et celui de l’auditoire. Chaque public a une fréquence. Mon travail en tant qu’artiste est d’identifier cette fréquence et d’en écouter la résonance ; si j’écoute attentivement, je peux établir des points de connexion qui me permettent de toucher l’audience.
Une fois ces points établis, je les utilise comme tremplin pour ouvrir des dimensions sonores inattendues et embarquer le public dans un voyage surprenant. Mais un élément est essentiel dans ce processus: l’écoute. L’écoute active est la “monnaie” que le public est invité à apporter à ma performance; plus il en investit, plus mon travail devient facile. Moins il en investit, plus c’est difficile de créer à un haut niveau.

TDC: Parlons de votre évolution artistique. J’imagine que vous avez déjà de nouveaux projets en tête. Pouvez-vous nous en dire plus, ou nous parler de cette pulsion intérieure qui pousse les artistes comme vous à se réinventer sans cesse?

Joe De Gregorio: Je prépare actuellement ma prochaine session d’enregistrement, qui aura lieu à Los Angeles avec le légendaire batteur Peter Erskine. Je décrirais ce nouveau projet comme un hommage à un de mes univers sonores favoris: celui d’ECM. Dans cet esprit, mon nouvel album présentera des compositions originales écrites durant mon séjour à Göteborg (Suède), inspirées par une immersion totale dans l’hémisphère nordique du jazz et sa sensibilité musicale.

TDC: Une dernière question: si vous deviez donner un seul conseil à un jeune musicien de jazz qui veut faire carrière à l’international aujourd’hui, quel serait-il?

Joe De Gregorio: Faire carrière à l’international peut être très complexe. Trouver l’équilibre entre cultiver une base locale solide tout en bâtissant progressivement une exposition internationale est difficile mais essentiel. Mais mon conseil le plus précieux se résumerait ainsi: “sois fidèle dans les petites choses”.
Par petites choses, j’entends la constance et l’intégrité dans le soin apporté à chaque relation humaine précieuse, localement et à l’étranger, une personne à la fois. Avec le temps, cet investissement patient construit un réseau étendu. Et un jour, l’un de ces liens deviendra une porte dorée menant à une opportunité qui changera votre vie.

TDC: Joe, encore merci pour cette conversation inspirante. Nous avons hâte de suivre vos prochaines explorations musicales.

Joe De Gregorio: Merci à vous, Thierry, pour vos questions brillantes.

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