PAUL GABRIEL – A Man Of Many Blues

Smoke Ring Records
Blues

Bien qu’affichant désormais un demi-siècle de carrière, le guitariste Paul Gabriel n’en demeure pas moins encore largement méconnu, par delà son fief de Rhode Island. “Musicians’ musician”, il n’en a pas moins côtoyé sur les planches des pointures telles que Buddy Guy, Albert Collins, James Cotton, Robert Cray, Clarence “Gatemouth” Brown, Delbert McClinton, Johnny Winter, Lonnie Mack, Ronnie Earl, Joe Bonamassa, Susan Tedeschi, Debbie Davies, Sue Foley, Candye Kane, Tommy Castro et B.B. King, pour n’en énumérer qu’un échantillon… En tant que sideman, ses états de service incluent notamment l’album “Mama’s Blues” de Rory Block (qui valut à cette dernière une nomination aux Grammies, et où il joue de la slide). Ces derniers temps, on le vit mériter sa pitance auprès du sinistre Michael Bolton, mais il n’en a pas moins persisté à prêter sa main agile à divers blues bands de sa région, tels Blue In The Face, HooDoo Band ou The Mojomatics. Ne dissimulant pas sa dévotion obsessionnelle pour le regretté Mike Bloomfield, c’est sous la houlette d’un ami, Duke Robillard, qu’il signe ce nouvel album. Quand le Duke produit, on peut non seulement s’attendre à ce qu’il mette la main à la pâte (ou plutôt au manche, en l’occurrence), mais aussi à retrouver nombre de ses complices dans les parages. C’est le cas de son batteur de longue date, Marc Texeira, ainsi que du claviériste Bruce Bears, et de son compère du temps de Roomful Of Blues, le saxophoniste baryton Doug James. Le casting ne s’arrête pas là, puisque Sugar Ray Norcia passe en voisin souffler dans son harmonica, et qu’une dizaine d’autres protagonistes (incluant choristes et cuivres) figurent au registre du personnel. On aurait tort de s’attendre pour autant à une superproduction: Mr Gabriel exècre les gadgets dont s’encombrent de nos jours nombre d’aspirants guitaristes. Pour lui, la guitare se joue avant tout avec les doigts, et il n’a nul besoin de pédaliers ou de filtres à effets pour s’exprimer sur son instrument. Une Les Paul de collection reliée à un Fender Super Reverb suffisant à son bonheur, cette livraison s’ouvre sans surprise sur “I Feel Good”, un rumba blues cuivré et chaloupé, que Paul Gabriel zèbre de licks aussi concises que fulgurantes, sur un pont en shuffle où le rejoint le Hammond B3 de son claviériste attitré, Lonnie Gasperini. “Maybe We Can Talk Awhile” poursuit dans une veine swing expliquant à elle seule la connection avec le Duke. Si l’on ajoute que les 13 plages ici proposées ne comprennent que des inédits, on saisit également le rapport avec Sugar Ray, car ce bon Paul s’avère lui aussi un songwriter d’une irrésistible verve narrative. Nouveau changement de pied pour un “Cold, Cold, Cold” au traitement easy-funk, dont on imagine sans peine les possibilités d’arrangements country: la marque des classiques. “It Be That Way Sometimes” bénéficie de l’harmo subtil de Sugar Ray Norcia et des chœurs de Christine Ohlman, avant le roué “No Finance, No Romance”, dont le titre résume le propos: c’est aussi imparable et funky que du Johnny Guitar Watson. “Blues For Georgia” est un instrumental dans la veine dont Carlos Santana fit son miel, au temps où la concurrence comptait des virtuoses comme Dickey Betts, Jeff Beck ou Larry Carlton. Si la guitare de Gabriel y accomplit des prouesses, les claviers de Gasperini n’y déméritent pas non plus. “Second Story Man” est une de ces histoires de drague foireuse sur swing beat dont Paul Gabriel semble l’intarissable pourvoyeur, et le Duke n’y résiste pas au plaisir de duettiser brillamment sur les cordes avec son auteur. La plage titulaire calme le jeu sur tapis lounge, et Texeira y manie les balais en finesse tandis que son patron régulier dissémine à nouveau quelques licks subtils. Nous sommes entre gentlemen, et tous ces échanges s’opèrent au fleuret… Sur un up-beat swing cuivré, “Face Full Of Frown” ressuscite avec gourmandise le son caractéristique de Roomful of Blues, et Robillard ne peut décliner pareille aubaine. En fermant les yeux, on se croirait revenu un demi-siècle plus tôt, quand cet improbable big band ravivait le jump dans les clubs de Providence et des alentours… Quitte à maintenir les danseurs sur la piste, le mid-tempo soul “On That Train” fera l’affaire, avec ses chœurs langoureux et le ton de crooner fatigué qu’y emprunte ce brave Paul. On dirait du Steely Dan circa “Pretzel Logic”, quand Donald Fagen lorgnait avec nostalgie vers ses propres bals des débutantes dans les sixties. Le cafard poisseux vous assaille au fil du bien intitulé “Just A Bitterness”. J.J. Cale, Tom Waits et Doctor John ont fait des ravages dans ce style, et Paul Gabriel s’y love comme une moule dans sa coquille: avec dignité, mais comme à reculons. “Angel” est un Chicago shuffle tempéré, qui ne prépare en rien à la surprise de la plage finale. “Dear John Letter” s’avère en effet un féroce blues-rock, sur lequel Gabriel se déboutonne à en déchiqueter cravate et bretelles de circonstance, pour achever cette rondelle en feu d’artifice. Il n’est que temps de découvrir ce trésor caché, dont la devise décline avec malice les couleurs de sa patrie: “I’m in the red, I’m white and I got the blues”.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, August 25th 2019